... Il avait aussi changé d'aspect et de couleur,
le soleil d'Islande, et il ouvrait cette nouvelle journée par un matin sinistre.
Tout à fait dégagé de son voile, il avait pris de grands rayons, qui
traversaient le ciel comme des jets, annonçant
le mauvais temps prochain.
Il faisait trop beau depuis quelques jours, cela
devait finir. La brise soufflait sur ce conciliabule de bateaux, comme éprouvant
le besoin de l'éparpiller, d'en débarrasser la mer ; et ils commençaient
à se disperser, à fuir comme une armée en déroute,
--rien que devant cette menace écrite en l'air [1], à laquelle on ne pouvait
plus se tromper.
Cela soufflait toujours plus fort, faisant frissonner
les hommes et les navires.
Les lames, encore petites, se mettaient à courir
les unes après les autres, à se grouper ; elles s'étaient marbrées d'abord d'une
écume blanche qui s'étalait dessus en bavures ;
W661 Mer agitée 1881 (San Francisco: Fine Arts Museums)
(Source: http://206.14.230.204/imagebase2-200/782231233148/images/7822312331480019.jpg)
ensuite, avec un grésillement, il en sortait des fumées ; on eût
dit que ça cuisait, que ça brûlait ; --et le bruit aigre de tout cela augmentait
de minute en minute.
5 On ne pensait plus à la pêche, mais
à la manoeuvre seulement. Les lignes étaient depuis longtemps rentrées. Ils
se hâtaient tous de s'en aller, --les uns, pour chercher un abri dans
les fiords, tenter d'arriver à temps ; d'autres, préférant dépasser la pointe
sud d'Islande, trouvant plus sûr de prendre le large et d'avoir devant eux de
l'espace libre pour filer vent arrière. Ils se voyaient encore un peu les uns
les autres ; çà et là, dans les creux de lames, des voiles surgissaient,
pauvres petites choses mouillées, fatiguées, fuyantes, -- mais tenant debout
tout de même, comme ces jouets d'enfant en moelle de sureau
que l'on couche en soufflant dessus, et qui toujours se redressent.
W73 La vague verte 1865 (New York: Metropolitan Museum of Art)
(Source: http://www.metmuseum.org/collections/images/ep/images/ep29.100.111.L.jpg)
La grande panne de nuages, qui s'était condensée
à l'horizon de l'ouest avec un aspect d'île, se défaisait maintenant par le
haut, et les lambeaux couraient dans le ciel. Elle semblait
inépuisable, cette panne : le vent l'étendait, l'allongeait, l'étirait, en faisant
sortir indéfiniment des rideaux obscurs, qu'il déployait dans le clair ciel
jaune, devenu d'une lividité froide et profonde.
Toujours plus fort, ce grand souffle qui agitait
toute chose.
Le croiseur était parti vers les abris d'Islande
; les pêcheurs restaient seuls sur cette mer remuée qui prenait un air mauvais
et une teinte affreuse. Ils se pressaient, pour leurs dispositions de gros temps.
Entre eux les distances augmentaient ; ils allaient se perdre de vue.
Les lames, frisées en volutes, continuaient
de se courir après, de se réunir, de s'agripper les unes les autres pour
devenir toujours plus hautes, et, entre elles, les vides se creusaient.
10 En quelques heures, tout était labouré, bouleversé dans cette
région la veille si calme, et, au lieu du silence d'avant, on était assourdi
de bruit. Changement à vue que toute cette agitation d'à présent, inconsciente,
inutile, qui s'était faite si vite. Dans quel but tout
cela ? ... Quel mystère de destruction aveugle ! ...
Les nuages achevaient de se déplier en
l'air, venant toujours de l'ouest, se superposant, empressés, rapides, obscurcissant
tout. Quelques déchirures jaunes restaient seules, par lesquelles le
soleil envoyait d'en bas ses derniers rayons en gerbes.
W1607 Le Parlement, coucher de soleil 1900 (Zurich: Kunsthaus)
(Source: http://www.boston.com/mfa/monet/exhibit/1607.shtml)
Et l'eau, verdâtre maintenant, était
de plus en plus zébrée de baves blanches.
A midi, la Marie avait tout à fait pris
son allure de mauvais temps ; ses écoutilles fermées et ses voiles réduites,
elle bondissait souple et légère ; --au milieu du désarroi qui commençait, elle
avait un air de jouer comme font les gros marsouins que
les tempêtes amusent. N'ayant plus que sa misaine, elle fuyait devant
le temps, suivant l'expression de marine qui désigne cette allure-là.
La misaine est une voile. J'ai marqué la misaine sur la goëlette ci-dessous.
Edmond Rudaux
--Eh ! ben, les enfants, ça sent-il le renfermé, là-haut ? leur demandait Guermeur, passant sa figure barbue par l'écoutille entre-bâillée, comme un diable prêt à sortir de sa boîte.
Un capitaine islandais à figure barbue
(Source: Mgr Jean Kerlévéo, Paimpol au temps
d'Islande, en face de p. 128)
Oh ! Non, ça ne sentait pas le renfermé, pour
sûr.
Ils n'avaient pas peur, ayant la notion exacte
de ce qui est maniable, ayant confiance dans la solidité de leur bateau,
dans la force de leurs bras. Et aussi dans la protection de cette Vierge de
faïence qui, depuis quarante années de voyages en Islande, avait dansé tant
de fois cette mauvaise danse-là, toujours souriante entre ses bouquets de fausses
fleurs... [cf. 1.6]
Une clameur géante sortait des choses comme
un prélude d'apocalypse jetant l'effroi des fins de monde. Et on y distinguait
des milliers de voix : en haut, il en venait de sifflantes ou de profondes,
qui semblaient presque lointaines à force d'être
immenses ; cela c'était le vent, la grande âme de ce désordre, la puissance
invisible menant tout. Il faisait peur, mais il y avait d'autres bruits,
plus rapprochés, plus matériels, plus menaçants de détruire, que rendait
l'eau tourmentée, grésillant comme sur des braises...
Toujours cela grossissait.
Et, malgré leur allure de fuite, la mer commençait
à les couvrir, à les manger comme ils disaient [cf. 11.16]: d'abord des
embruns fouettant de l'arrière, puis de l'eau à paquets, lancée avec une force
à tout briser. Les lames se faisaient toujours plus hautes, plus follement hautes,
et pourtant elles étaient déchiquetées à mesure, on en voyait pendre de
grands lambeaux verdâtres, qui étaient de l'eau
retombante que le vent jetait partout. Il en tombait de lourdes masses
sur le pont, avec un bruit claquant, et alors la Marie vibrait tout entière
comme de douleur. Maintenant on ne distinguait plus rien, à cause de toute cette
bave blanche, éparpillée ; quand les rafales gémissaient plus fort, on la voyait
courir en tourbillons plus épais--comme, en été, la poussière
des routes. Une grosse pluie, qui était venue, passait aussi tout en
biais, presque horizontale, et ces choses
ensemble sifflaient, cinglaient, blessaient comme des
lanières.
Ils restaient tous deux à la barre, attachés et
se tenant ferme, vêtus de leurs cirages, qui étaient durs et luisants
comme la peau des requins ; ils les avaient bien
serrés au cou, par des ficelles goudronnées, bien serrés aux poignets et aux
chevilles pour ne pas laisser d'eau passer, et tout ruisselait sur eux, qui
enflaient le dos quand cela tombait plus dru, en s'arc-boutant bien pour ne
pas être renversés.
Un arc-boutant soutient les murailles d'un édifice de l'extérieur. Voyez, ci-dessous, les célèbres arcs-boutants de Notre Dame de Paris.
(Source: http://www.learn.columbia.edu/notre-dame/ND%20images/ESC2.jpeg)
La peau des joues leur cuisait et ils avaient la respiration à toute
minute coupée. Après chaque grande masse d'eau tombée, ils se regardaient--en
souriant à cause de tout ce sel amassé dans leurs barbes.
30 A la longue pourtant, cela devenait une extrême fatigue,
cette fureur qui ne s'apaisait pas, qui restait toujours à son même paroxysme
exaspéré. Les rages des hommes, celles des bêtes s'épuisent et tombent vite
; --il faut subir longtemps, longtemps celles des choses inertes qui sont sans
cause et sans but, mystérieuses comme la vie et comme
la mort.
[1] "cette menace écrite en l'air."
Toujours l'idée qu'il y a quelque chose d'écrit sur le ciel ou
la mer, un message de la part de la Nature qu'on pouvait lire. Cf. 9.4, 10.6.
1. Pourquoi les bateaux commencent à se disperser?
2. Qu'est-ce que les pêcheurs font pendant la tempête?
3. A quoi le narrateur compare-t-il les autres bateaux pendant la tempête?
4. A quoi le narrateur compare-t-il la Marie pendant la tempête?
5. Qu'est-ce que les redescentes de la Marie font éprouver aux pêcheurs?
6. Comment le narrateur personnifie-t-il les lames pendant la tempête?
7. Quelle avantage cette tempête offre-t-elle à la Marie?
8. Pourquoi Yann et Sylvestre n'ont-ils pas peur?
9. Comment le narrateur personnifie-t-il la mer et la Marie ici?
10. A quoi le narrateur compare-t-il les deux hommes pendant la tempête?
11.1 "Tout à fait dégagé de son voile, il avait pris de grands rayons"
Pourquoi de et non pas des? I.C.1.
11.2 "et ils commençaient à se disperser, à fuir comme une armée
en déroute"
11.11 "Les nuages achevaient de se déplier en l'air"
Notez que les verbes qui indiquent commencement sont suivis par à lorsqu'ils sont suivis par un verbe à l'infinitif, tandis que les verbes qui indiquent terminaison sont suivis par de. III.G.
11.4 "on eût dit que ça cuisait, que ça brûlait"
Que veut dire le plus-que-parfait du subjonctif ici? III.D.4.b.
11.5 "On ne pensait plus à la pêche, mais à la manoeuvre seulement."
Notez que "to think about" est penser à. VII.K.
11.5 " --les uns, pour chercher un abri dans les fiords, tenter d'arriver à temps"
Notez comment on dit "to look for" en français.
11.5 " çà et là, dans les creux de lames, des voiles surgissaient"
Pourquoi des ici? I.A.2.
11.9 "Les lames, frisées en volutes, continuaient de se courir après, de se réunir"
Notez la préposition après continuer suivi d'un infinitif. III.G.
11.11 "Quelques déchirures jaunes restaient seules, par lesquelles le soleil envoyait d'en bas ses derniers rayons en gerbes."
Pourquoi une forme de lequel ici? II.B.1.d.
11.25 " l'épouvante n'avait pas de limites, et on était seul au milieu !"
Pourquoi de ici et non pas des? I.B.
11.26 "mais il y avait d'autres bruits, plus rapprochés, plus matériels,
plus menaçants de détruire"
11.28 "on en voyait pendre de grands lambeaux verdâtres, qui étaient
de l'eau retombante que le vent jetait partout."
11.28 "Il en tombait de lourdes masses sur le pont"
Pourquoi d' ou de et non pas des? I.C.1.
11.32 "Cela durait depuis trop longtemps, ils n'avaient plus de pensées"
Pourquoi de ici? Est-ce pour la même raison? I.B.1.11.26 "il y avait d'autres bruits, plus rapprochés, plus matériels, plus
menaçants de détruire, que rendait l'eau tourmentée, grésillant comme
sur des braises..."
11.31 "en eux reparaissait tout un fond de sauvagerie primitive."
Notez l'inversion du sujet et du verbe ici. VIII.B.
11.28 "ces choses ensemble sifflaient, cinglaient, blessaient comme des lanières."
Notez la forme de l'adjectif démonstratif ces devant un substantif féminin. IV.B.
11.29 "Après chaque grande masse d'eau tombée, ils se regardaient--en souriant à cause de tout ce sel amassé dans leurs barbes."
Pourquoi à cause de pour "because of", plutôt que parce que? V.B.
11.32 " leur ivresse de bruit, de fatigue et de froid, obscurcissait tout dans leur tête."
En anglais on dirait "in their heads". Pourquoi le singulier ici?