La première fois qu'elle l'avait aperçu, lui, ce Yann, c'était le lendemain de son arrivée, au pardon des Islandais, qui est le 8 décembre, jour de la Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, patronne des pêcheurs, --un peu après la procession, les rues sombres encore tendues de draps blancs sur lesquels étaient piqués du lierre et du houx, des feuillages et des fleurs d'hiver.
Voici une vieille carte postale de Paimpol. Vous pouvez y voir "les rues sombres encore tendues de draps blancs" et, à gauche, la "maison de Gaud."
(Source: www.ibretagne.net/photozoom/memoire7/mem06629.jpg)
Et la même scène aujourd'hui, pendant le Pardon des Islandais
(Source: Archives personnelles)
A ce pardon, la joie était lourde et un
peu sauvage, sous un ciel triste. Joie sans gaieté, qui était faite surtout
d'insouciance et de défi ; de vigueur physique et d'alcool ; sur laquelle pesait,
moins déguisée qu'ailleurs, l'universelle menace de mourir.
Grand bruit dans Paimpol ; sons de cloches et
chants de prêtres. Chansons rudes et monotones dans les cabarets ; vieux airs
à bercer les matelots ; vieilles complaintes venues de la mer, venues je ne
sais d'où, de la profonde nuit des temps. Groupes de marins se donnant le bras,
zigzaguant dans les rues, par habitude de rouler et par commencement d'ivresse,
jetant aux femmes des regards plus vifs après les longues continences du large.
Groupes de filles en coiffes blanches de nonnain, aux belles poitrines serrées
et frémissantes, aux beaux yeux remplis des désirs de tout un été.
Voici un tableau d'un tel pardon, peint par Eugène Boudin (1824-1898), avec qui Monet a étudié. Notez les "groupes de filles en coiffes blanches de nonnain." Notez aussi le commencement d'un style qu'on appelera plus tard impressionniste, où il n'y a pas de contours nets ni de distinctions précises.
(Source: http://www2.iinet.com/art/19th/french/boudin/boudin04.jpg)
Vieilles maisons de granit enfermant ce grouillement de monde ;
Voici ces vieilles maisons de granit qui "enferment" les gens qui passent dans ces rues étroites.
(Source: Archives personnelles)
vieux toits racontant leurs luttes de plusieurs siècles contre les vents
d'ouest, contre les embruns, les pluies, contre tout ce que lance
la mer ; racontant aussi des histoires chaudes qu'ils ont abritées,
des aventures anciennes d'audace et d'amour.
Et un sentiment religieux, une impression de passé,
planant sur tout cela, avec un respect du culte antique, des symboles qui protègent,
de la Vierge blanche et immaculée. A côté des cabarets, l'église au perron semé
de feuillages, tout ouverte en grande baie sombre, avec son odeur d'encens,
avec ses cierges dans son obscurité, et ses ex-voto de marins partout accrochés
à la sainte voûte.
Voici l'extérieur de l'ancienne église de Paimpol dont le roman parle, et dont vous avez vu l'intérieur dans la Lecture 5.
(Source: Archives personnelles)
Elle n'existe plus aujourd'hui. Tout ce qui en reste, c'est la flèche, qui ressemble fort à celle de l'église dans le tableau de Boudin. Vous pouvez voir le perron. Imaginez-le "semé de feuillages, tout ouvert en grande baie sombre." (Comme vous voyez, il y a maintenant un parking où le reste de l'église s'érigeait autrefois.)
(Source: Archives personnelles)
Un ex-voto est un "tableau, objet, plaque portant une formule de reconnaissance, que l'on place dans une église en accomplissement d'un voeu ou en remerciement d'une grâce obtenue" (Petit Robert). Le plus souvent, on met des plaques, dont vous pouvez en voir une qui date de l'époque du roman sur la photo ci-dessous, prise dans l'église de Paimpol qui a remplacé celle dont le roman parle.
(Source: Archives personnelles)
Parfois, cependant, des marins offraient des tableaux ou des maquettes de navires. Ces deux exemples se trouvent aujourd'hui dans la chapelle de Perros Hamon à Ploubazlanec.
(Source: Archives personnelles)
A côté des filles amoureuses, les fiancées de matelots disparus, les veuves
de naufragés, sortant des chapelles des morts, avec leurs longs châles de deuil
et leur petites coiffes lisses ; les yeux à terre, silencieuses, passant au
milieu de ce bruit de vie, comme un avertissement noir.
Et là tout près, la mer toujours, la grande nourrice et la grande dévorante
de ces générations vigoureuses, s'agitant elle aussi, faisant son bruit, prenant
sa part de la fête...
5 De toutes ces choses ensemble, Gaud recevait l'impression
confuse. Excitée et rieuse, avec le coeur serré dans le fond, elle sentait
une espèce d'angoisse la prendre, à l'idée que
ce pays maintenant était redevenu le sien pour toujours. Sur la place, où il
y avait des jeux et des saltimbanques, elle se promenait avec
ses amies qui lui nommaient, de droite et de gauche, les jeunes hommes de Paimpol
ou de Ploubazlanec. Devant les chanteurs de complaintes, un groupe de ces "Islandais"
était arrêté, tournant le dos. [1] Et d'abord, frappée par l'un d'eux qui avait
une taille de géant et des épaules presque trop
larges, elle avait simplement dit, même avec une nuance de moquerie :
--En voilà un qui est grand !
Il y avait à peu près
ceci de sous-entendu dans sa phrase :
--Pour celle qui l'épousera quel encombrement
dans son ménage, un mari de cette carrure !
Lui s'était retourné comme s'il l'eût entendue
et, de la tête aux pieds, il l'avait enveloppée d'un regard rapide qui semblait
dire :
10 --Quelle est celle-ci qui porte la coiffe de Paimpol,
et qui est si élégante, et que je n'ai jamais vue ?
Et puis ses yeux s'étaient abaissés vite, par
politesse, et il avait de nouveau paru très occupé des chanteurs, ne laissant
plus voir de sa tête que les cheveux noirs, qui étaient assez longs et très
bouclés derrière, sur le cou.
Ayant demandé sans gêne le nom d'une quantité
d'autres, elle n'avait pas osé pour celui-là. Ce beau profil à peine aperçu
; ce regard superbe et un peu farouche ; ces prunelles
brunes, légèrement fauves, courant très vite sur l'opale bleuâtre
de ses yeux, tout cela l'avait impressionnée et intimidée aussi.
Justement c'était ce "fils Gaos" dont elle avait
entendu parler chez les Moan comme d'un grand ami de Sylvestre ; le soir de
ce même pardon, Sylvestre et lui, marchant bras dessus bras dessous, les avaient
croisés, son père et elle, et s'étaient arrêtés pour dire bonjour...
... Ce petit Sylvestre, il était tout de suite
redevenu pour elle une espèce de frère. Comme des
cousins qu'ils étaient, ils avaient continué de se tutoyer ; --il est vrai,
elle avait hésité d'abord, devant ce grand garçon de dix-sept ans ayant déjà
une barbe noire ; mais, comme ses bons yeux d'enfant si doux n'avaient guère
changé, elle l'avait bientôt assez reconnu pour s'imaginer ne l'avoir jamais
perdu de vue. Quand il venait à Paimpol, elle le retenait à dîner le soir ;
c'était sans conséquence, et il mangeait de très bon appétit, étant un
peu privé chez lui...
15 ... A vrai dire, ce Yann n'avait pas été
très galant pour elle, pendant cette première présentation, --au détour d'une
petite rue grise toute jonchée de rameaux verts. Il s'était borné à lui ôter
son chapeau, d'un geste presque timide bien que
très noble ; puis, l'ayant parcourue de son même regard rapide, il avait détourné
les yeux d'un autre côté, paraissant être mécontent
de cette rencontre et avoir hâte de passer son chemin. Une grande brise
d'ouest, qui s'était levée pendant la procession, avait semé par terre des rameaux
de buis et jeté sur le ciel des tentures gris noir... Gaud, dans sa rêverie
de souvenir, revoyait très bien tout cela : cette tombée triste de la nuit sur
cette fin de pardon ; ces draps blancs piqués de fleurs qui se tordaient au
vent le long des murailles ; ces groupes tapageurs d'"Islandais", gens de vent
et de tempête, qui entraient en chantant dans les auberges, se garant contre
la pluie prochaine ; surtout ce grand garçon, planté debout devant elle, détournant
la tête, avec un air ennuyé et troublé de l'avoir rencontrée... Quel
changement profond s'était fait en elle depuis cette époque ! ...
Et quelle différence entre
le bruit de cette fin de fête et la tranquilité d'à présent ! Comme ce même
Paimpol était silencieux et vide ce soir, pendant le long crépuscule tiède de
mai qui la retenait à sa fenêtre, seule, songeuse et enamourée ! ...
Voici la Place du Martray au crépuscule, vue de la maison de Gaud, toujours silencieuse.
(Source: Archives personnelles)
Observation
[1] Une complainte est une chanson qui date, souvent, du Moyen Age, et qui raconte une histoire, souvent mais pas toujours triste. Une complainte que Yann aurait pu entendre à Paimpol ce jour de fête est "Le capitaine tué par le déserteur."
Je me suis engagé pour l'amour d'une fille.
Les gens qui m'ont logé m'ont bien mal enseigné.
Ils m'ont dit de m'en aller sans avoir mon congé [de l'armée;
il a donc déserté].
Dans mon chemin faisant rencontre [avec] mon capitaine,
Mon capitaine m'a dit "Où vas-tu mon ami?"
"Là-bas dans ces vallons rejoindre mon bataillon" [j'ai répondu].
Là-bas dans ces vallons s'engage une bataille.
J'ai mis mon sac à terre, j'ai pris mon sabre en main.
Je me suis battu là comme un vaillant soldat.
Du premier coup tirant, [quelqu'un] tua mon capitaine.
Mon capitaine est mort mais moi je vis encore.
Peut-être avant trois jours ce sera bien mon tour [de mourir].
Celui qui me tuera sera mon camarade.
Tu m'y banderas les yeux avec un mouchoir bleu.
Tu m'y feras mourir sans m'y faire trop languir.
Soldats de mon pays, ne dites pas à ma mère;
O dites-lui [que] je me suis fiancé à la plus belle fille
Qu'il y a dans le quartier.
Ah, dites-lui plutôt que je me suis engagé
Sur un navire anglais,
Qu'elle ne m'y verra jamais.
Révision de la lecture
1. Où est-ce que Gaud avait rencontré Yann pour la première fois?
2. Pourquoi n'y avait-il pas de gaieté ce jour-là?
3. Pourquoi le narrateur appelle-t-il la mer "la grande nourrice et la grande
dévorante de ces générations vigoureuses"?
4. Qu'est-ce qu'on voyait sur la place, ce jour de fête?
5. Qu'est-ce que Gaud notait quand elle voyait Yann pour la première fois?
6. Qu'est-ce que Yann notait quand il regardait Gaud?
7. Pourquoi, de retour à Paimpol, Gaud avait-elle hésité à tutoyer Sylvestre?
8. Quand Gaud retient Sylvestre chez elle à dîner, pourquoi mange-t-il de très
bon appetit?
9. Est-ce que Yann faisait attention à Gaud le jour de leur première
rencontre?
10. Quelles différences y a-t-il entre le jour de leur première rencontre
et le dimanche de juin au cours duquel Gaud se souvient de cette rencontre?
6.1 "--un peu après la procession, les rues sombres encore tendues de
draps blancs sur lesquels étaient piqués du lierre et du houx, des feuillages
et des fleurs d'hiver."
6.2 "Joie sans gaieté, qui était faite surtout d'insouciance et de défi
; de vigueur physique et d'alcool ; sur laquelle pesait, moins déguisée
qu'ailleurs, l'universelle menace de mourir."
6.3 "vieux toits racontant leurs luttes de plusieurs siècles contre les
vents d'ouest, contre les embruns, les pluies, contre tout ce que lance la
mer"
Notez toujours ces inversions du sujet et du verbe. VIII.B.
6.3 "racontant aussi des histoires chaudes qu'ils ont abritées, des aventures anciennes d'audace et d'amour."
Pourquoi abritées? III.B.
6.3 "vieux toits racontant leurs luttes de plusieurs siècles contre les
vents d'ouest, contre les embruns, les pluies, contre tout ce
que lance la mer ; racontant aussi des histoires chaudes qu'ils ont abritées,
des aventures anciennes d'audace et d'amour."
6.5 "Sur la place, où il y avait des jeux et des saltimbanques,
elle se promenait avec ses amies qui lui nommaient, de droite et de gauche,
les jeunes hommes de Paimpol ou de Ploubazlanec."
Pourquoi des, pourquoi les? I.A.
6.3 "racontant aussi des histoires chaudes qu'ils ont abritées, des aventures anciennes d'audace et d'amour."
Que veut dire anciennes ici après le substantif (aventures)? IV.D.
6.5 "Excitée et rieuse, avec le coeur serré dans le fond, elle sentait une espèce d'angoisse la prendre, à l'idée que ce pays maintenant était redevenu le sien pour toujours."
Pourquoi sentir et non pas se sentir? VII.I.
6.6 "--En voilà un qui est grand !"
Pourquoi en ici? II.G.2.
6.10 "--Quelle est celle-ci qui porte la coiffe de Paimpol, et qui est si élégante, et que je n'ai jamais vue ?"