I
J'étais enfant et je jouais près de la case de mon père.
Voici une case en Guinée
(Source: http://www.guinee.net/bibliotheque/histoire/aarcin/1911/photos/pages/13case_brousse.htm)
Quel âge avais-je en ce temps-là ? Je ne me rappelle
pas exactement. Je devais être très jeune encore: cinq ans, six
ans peut-être. Ma mère était dans l'atelier, près
de mon père, et leurs voix me parvenaient, rassurantes, tranquilles,
mêlées à celles des clients de la forge et au bruit de
l'enclume.
Brusquement j'avais interrompu de jouer, l'attention,
toute mon attention, captée par un serpent qui rampait autour de la
case, qui vraiment paraissait se promener autour de la case; et je m'étais
bientôt approché. J'avais ramassé un roseau qui traînait
dans la cour il en traînait toujours, qui se détachaient
de la palissade de roseaux tressés qui enclôt notre concession
et, à présent, j'enfonçais ce roseau dans la gueule
de la bête. Le serpent ne se dérobait pas: il prenait goût
au jeu; il avalait lentement le roseau, il l'avalait comme une proie, avec
la même volupté, me semblait-il, les yeux brillants de bonheur,
et sa tête, petit à petit, se rapprochait de ma main. Il vint
un moment où le roseau se trouva à peu près englouti,
et où la gueule du serpent se trouva terriblement proche de mes doigts.
Je riais, je n'avais pas peur du tout, et je
crois bien que le serpent n'eût plus beaucoup tardé
à m'enfonr ses crochets dans les doigts si, à l'instant,
Damany, l'un des apprentis, ne fût sorti de l'atelier. L'apprenti
fit signe à mon père, et presque aussitôt je me sentis
soulevé de terre : j'étais dans les bras d'un ami de mon père!
Autour de moi, on menait grand bruit; ma mère
surtout criait fort et elle me donna quelques claques. Je me mis à
pleurer, plus ému par le tumulte qui s'était si opinément
élevé, que par les claques que j'avais reçues.
Un peu plus tard, quand je me fus un peu calmé et qu'autour de moi
les cris eurent cessé, j'entendis ma mère m'avertir sévèrement
de ne plus jamais recommencer un tel jeu ; je le lui promis, bien que
le danger de mon jeu ne m'apparût pas clairement.
5 Mon père avait sa case à
proximité de l'atelier, et souvent je jouais là, sous la véranda
qui l'entourait. C'était la case personnelle de mon père. Elle
était faite de briques en terre battue et pétrie avec de l'eau;
et comme toutes nos cases, ronde et fièrement coiffée de chaume.
[1] On y pénétrait par une porte rectangulaire. A l'intérieur,
un jour avare tombait d'une petite fenêtre. A droite, il y avait le
lit, en terre battue comme les briques, garni d'une simple natte en osier
tressé et d'un oreiller bourré de kapok. Au fond de la case
et tout juste sous la petite fenêtre, là où la clarté
était la meilleure, se trouvaient les caisses à outils. A gauche,
les boubous et les peaux de prière. Enfin, à la tête du
lit, surplombant l'oreiller et veillant sur le sommeil de mon père,
il y avait une série de marmites contenant des extraits de plantes
et d'écorces. Ces marmites avaient toutes des couvercles de tôle
et elles étaient richement et curieusement cerclées de chapelets
de cauris ; on avait tôt fait de comprendre qu'elles étaient
ce qu'il y avait de plus important dans la case; de fait, elles contenaient
les gris-gris, ces liquides mystérieux qui éloignent les mauvais
esprits et qui, pour peu qu'on s'en enduise le corps, le rendent invulnérable
aux maléfices, à tous les maléfices. Mon père,
avant de se coucher, ne manquait jamais de s'enduire le corps, puisant ici,
puisant là, car chaque liquide, chaque gri-gri a sa propriété
particulière ; mais quelle vertu précise ? je l'ignore: j'ai
quitté mon père trop tôt.
De la véranda sous laquelle je
jouais, j'avais directement vue sur l'atelier, et en retour on avait directement
l'oeil sur moi. Cet atelier était la maîtresse pièce de
notre concession. Mon père s'y tenait généralement, dirigeant
le travail, forgeant lui-même les pièces principales ou réparant
les mécaniques délicates ; il y recevait amis et clients; et
si bien qu'il venait de cet atelier un bruit qui commençait avec le
jour et ne cessait qu'à la nuit. Chacun, au surplus, qui entrait dans
notre concession ou qui en sortait, devait traverser l'atelier; d'où
un va-et-vient perpétuel, encore que personne ne parût
particulièrement pressé, encore que chacun eût son mot
à dire et s'attardât volontiers à suivre des yeux le travail
de la forge. Parfois je m'approchais, attiré par la lueur du foyer,
mais j'entrais rarement, car tout ce monde m'intimidait fort, et je me sauvais
dès qu'on cherchait à se saisir de moi. Mon domaine n'était
pas encore là ; ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai pris l'habitude
de m'accroupir dans l'atelier et de regarder briller le feu de la forge.
Mon domaine, en ce temps-là, c'était
la véranda qui entourait la case de mon père, c'était
la case de ma mère, c'était l'oranger planté au centre
de la concession.
Sitôt qu'on avait traversé l'atelier
et franchi la porte du fond, on apercevait l'oranger. L'arbre, si je le compare
aux géants de nos forêts, n'était pas très grand,
mais il tombait de sa masse de feuilles vernissées, une ombre compacte,
qui éloignait la chaleur. Quand il fleurissait, une odeur entêtante
se répandait sur toute la concession. Quand apparaissaient les fruits,
il nous était tout juste permis de les regarder; nous devions attendre
patiemment qu'ils fussent mûrs. Mon père alors qui, en tant que
chef de famille et chef d'une innombrable famille gouvernait
la concession, donnait l'ordre de les cueillir. Les hommes qui faisaient cette
cueillette apportaient au fur et à mesure les paniers à mon
père, et celui-ci les répartissait entre les habitants de la
concession, ses voisins et ses clients; après quoi il nous était
permis de puiser dans les paniers, et à discrétion! Mon père
donnait facilement et même avec prodigalité : quiconque se présentait
partageait nos repas, et comme je ne mangeais guère aussi vite que
ces invités, j'eusse risqué de demeurer éternellement
sur ma faim, si ma mère n'eût pris la précaution
de réserver ma part.
Mets-toi ici, me disait-elle, et mange,
car ton père est fou.
10 Elle ne voyait pas d'un trop bon oeil
ces invités, un peu bien nombreux à son gré, un peu bien
pressés de puiser dans le plat. Mon père, lui, mangeait fort
peu: il était d'une extrême sobriété.
Nous habitions en bordure du chemin de fer.
Les trains longeaient la barrière de roseaux tressés qui limitait
la concession, et la longeaient à vrai dire de si près, que
des flammèches, échappées de la locomotive, mettaient
parfois le feu à la clôture; et il fallait se hâter d'éteindre
ce début d'incendie, si on ne voulait pas voir tout flamber. Ces alertes,
un peu effrayantes, un peu divertissantes, appelaient mon attention sur le
passage des trains ; et même quand il n'y avait pas de trains
car le passage des trains, à cette époque, dépendait
tour entier encore du trafic fluvial, et c'était un trafic des plus
irréguliers j'allais passer de longs moments dans la
contemplation de la voie ferrée. Les rails luisaient cruellement dans
une lumière que rien, à cet endroit, ne venait tamiser. Chauffé
dès l'aube, le ballast de pierres rouges était brûlant
; il l'était au point que l'huile, tombée des locomotives, était
aussitôt bue et qu'il n'en demeurait seulement pas trace. Est-ce cette
chaleur de four ou est-ce l'huile, l'odeur d'huile qui malgré tout
subsistait, qui attirait les serpents ? Je ne sais pas. Le fait est que souvent
je surprenais des serpents à ramper sur ce ballast cuit et recuit par
le soleil ; et il arrivait fatalement que les serpents pénétrassent
dans la concession.
Depuis qu'on m'avait défendu de jouer
avec les serpents, sitôt que j'en apercevais un, j'accourais
chez ma mère.
Il y a un serpent ! criais-je.
Encore un! s'écriait ma mère.
15 Et elle venait voir quelle sorte de
serpent c'était. Si c'était un serpent comme tous les serpents
en fait, ils différaient fort! elle le tuait aussitôt
à coups de bâton, et elle s'acharnait, comme toutes les femmes
de chez nous, jusqu'à le réduire en bouillie, tandis que les
hommes, eux, se contentent d'un coup sec, nettement assené.
Un jour pourtant, je remarquai un petit serpent
noir au corps particulièrement brillant, qui se dirigeait sans hâte
vers l'atelier. Je courus avertir ma mère, comme j'en avais pris l'habitude
; mais ma mère n'eut pas plus tôt aperçu le serpent noir,
qu'elle me dit gravement :
Celui-ci, mon enfant, il ne faut pas
le tuer ; ce serpent n'est pas un serpent comme les autres, il ne te fera
aucun mal ; néanmoins ne contrarie jamais sa course.
Personne, dans notre concession, n'ignore que
ce serpent-là, on ne devait pas le tuer, sauf moi, sauf mes petits
compagnons de jeu, je présume, qui étions encore des enfants
naïfs.
Ce serpent, ajouta ma mère, est
le génie de ton père.
20 Je considérai le petit serpent
avec ébahissement. Il poursuivait sa route vers l'atelier ; il avançait
gracieusement, très sûr de lui, eût-on dit, et comme
conscient de son immunité ; son corps éclatant et noir étincelait
dans la lumière crue. Quand il fut parvenu à l'atelier, j'avisai
pour la première fois qu'il y avait là, ménagé
au ras du sol, un trou dans la paroi. Le serpent disparut par ce trou.
Tu vois : le serpent va faire visite
à ton père, dit encore ma mère.
Bien que le merveilleux me fût
familier, je demeurai muet tant mon étonnement était grand.
Qu'est-ce qu'un serpent avait à faire avec mon père ? Et pourquoi
ce serpent-là précisément ? On ne le tuait pas, parce
qu'il était le génie de mon père ! Du moins était-ce
la raison que ma mère donnait. Mais au juste qu'était-ce qu'un
génie ? Qu'étaient ces génies que je rencontrais un peu
partout, qui défendaient telle chose, commandaient telle autre ? Je
ne me l'expliquais pas clairement, encore que je n'eusse cessé de croître
dans leur intimité. Il y avait de bons génies, et il
y en avait de mauvais ; et plus de mauvais que de bons, il me semble. Et d'abord
qu'est-ce qui me prouvait que ce serpent était inoffensif ? C'était
un serpent comme les autres ; un serpent noir, sans doute, et assurément
un serpent d'un éclat extraordinaire ; un serpent tout de même!
J'étais dans une absolue perplexité, pourtant je ne demandai
rien à ma mère, je pensais qu'il me fallait interroger directement
mon père ; oui, comme si ce mystère eût été
une affaire à débattre entre hommes uniquement, une affaire
et un mystère qui ne regarde pas les femmes ; et je décidai
d'attendre la nuit.
Sitôt après le repas du soir,
quand, les palabres terminées, mon père eut pris congé
de ses amis et se fut retiré sous la véranda de sa case, je
me rendis près de lui. Je commençai par le questionner à
tort et à travers, comme font les enfants, et sur tous les sujets qui
s'offraient à mon esprit ; dans le fait, je n'agissais pas autrement
que les autres soirs ; mais, ce soir-là, je le faisais pour dissimuler
ce qui m'occupait, cherchant l'instant favorable où, mine de
rien, je poserais la question qui me tenait si fort à coeur, depuis
que j'avais vu le serpent noir se diriger vers l'atelier. Et tout à
coup, n'y tenant plus, je dis :
Père, quel est ce petit serpent
qui te fait visite ?
25 De quel serpent parles-tu?
Eh bien! du petit serpent noir que
ma mère me défend de tuer.
Ah! fit-il.
Il me regarda un long moment. Il paraissait
hésiter à me répondre. Sans doute pensait-il à
mon âge, sans doute se demandait-il s'il n'était pas un
peu tôt pour confier ce secret à un enfant de douze ans. Puis
subitement il se décida.
Ce serpent, dit-il, est le génie
de notre race. Comprends-tu ?
30 Oui, dis-je, bien que je ne
comprisse pas très bien.
Ce serpent, poursuivit-il, est toujours
présent ; toujours il apparaît à l'un de nous. Dans notre
génération, c'est à moi qu'il s'est présenté.
Oui, dis-je.
Et je l'avais dit avec force, car il me paraissait
évident que le serpent n'avait pu se présenter qu'à mon
père. N'était-ce pas mon père qui était le chef
de la concession? N'était-ce pas lui qui commandait tous les forgerons
de la région ? N'était-il pas le plus habile ? Enfin n'était-il
pas mon père ?
Comment s'est-il présenté
? dis-je.
35 Il s'est d'abord présenté
sous forme de rêve. Plusieurs fois, il m'est apparu et il me disait
le jour où il se présenterait réellement à moi,
il précisait l'heure et l'endroit. Mais moi, la première fois
que je le vis réellement, je pris peur. Je le tenais pour un serpent
comme les autres et je dus me contenir pour ne pas le tuer. Quand il s'aperçut
que je ne lui faisais aucun accueil, il se détourna et repartit par
où il était venu. Et moi, je le regardais s'en aller, et je
continuais de me demander si je n'aurais pas dû bonnement le
tuer, mais une force plus puissante que ma volonté me retenait et m'empêchait
de le poursuivre. Je le regardai disparaître. Et même à
ce moment, à ce moment encore, j'aurais pu facilement le rattraper:
il eût suffit de quelques enjambées; mais une sorte de paralysie
m'immobilisait. Telle fut ma première rencontre avec le petit serpent
noir.
Il se tut un moment, puis reprit :
La nuit suivante, je revis le serpent
en rêve. « Je suis venu comme je t'en avais averti, dit-il, et
toi, tu ne m'as fait nul accueil; et même je te voyais sur le point
de me faire mauvais accueil : je lisais dans tes yeux. Pourquoi me repousses-tu?
Je suis le génie de ta race, et c'est en tant que génie de ta
race que je me présente à toi comme au plus digne. Cesse donc
de me craindre et prends garde de me repousser, car je t'apporte le succès.
» Dès lors, j'accueillis le serpent quand, pour la seconde fois,
il se présenta ; je l'accueillis sans crainte, je l'accueillis avec
amitié, et lui ne me fit jamais que du bien.
Mon père se tut encore un moment, puis
il dit :
Tu vois bien toi-même que je ne
suis pas plus capable qu'un autre, que je n'ai rien de plus que les autres,
et même que j'ai moins que les autres puisque je donne tout, puisque
je donnerais jusqu'à ma dernière chemise. Pourtant je suis plus
connu que les autres, et mon nom est dans toutes les bouches, et c'est moi
qui règne sur tous les forgerons des cinq cantons du cercle. S'il en
est ainsi, c'est par la grâce seule de ce serpent, génie de notre
race. C'est à ce serpent que je dois tout, et c'est lui aussi qui m'avertit
de tout. Ainsi je ne m'étonne point, à mon réveil, de
voir tel ou tel m'attendant devant l'atelier : je sais que tel ou tel sera
là. Je ne m'étonne pas davantage de voir se produire telle ou
telle panne de moto ou de vélo, ou tel accident d'horlogerie : d'avance
je savais ce qui surviendrait. Tout m'a été dicté
au cours de la nuit et, par la même occasion, tout le travail que j'aurais
à faire, si bien que, d'emblée, sans avoir à y réfléchir,
je sais comment je remédierai à ce qu'on me présente
; et c'est cela qui a établi ma renommée d'artisan. Mais, dis-le-toi
bien, tout cela, je le dois au serpent, je le dois au génie de notre
race.
40 Il se tut, et je sus alors pourquoi,
quand mon père revenait de promenade et entrait dans l'atelier, il
pouvait dire aux apprentis : « En mon absence, un tel ou un tel est
venu, il était vêtu de telle façon, il venait de tel endroit
et il apportait tel travail. » Et tous s'émerveillaient fort
de cet étrange savoir. A présent, je comprenais d'où
mon père tirait sa connaissance des événements. Quand
je relevai les yeux, je vis que mon père m'observait.
Je t'ai dit tout cela, petit, parce
que tu es mon fils, l'aîné de mes fils, et que je n'ai rien à
te cacher. Il y a une manière de conduite à tenir et certaines
façons d'agir, pour qu'un jour le génie de notre race se dirige
vers toi aussi. J'étais, moi, dans cette ligne de conduite qui détermine
notre génie à nous visiter ; oh! inconsciemment peut-être,
mais toujours est-il que si tu veux que le génie de notre race te visite
un jour, si tu veux en hériter à ton tour, il faudra que tu
adaptes ce même comportement ; il faudra désormais que tu me
fréquentes davantage.
Il me regardait avec passion et, brusquement,
il soupira.
J'ai peur, j'ai bien peur, petit, que
tu ne me fréquentes jamais assez. Tu vas à l'école et,
un jour, tu quitteras cette école pour une plus grande. Tu me quitteras,
petit...
Et de nouveau il soupira. Je voyais qu'il avait
le coeur lourd. La lampe-tempête, suspendue à la véranda,
l'éclairait crûment. Il me parut soudain comme vieilli.
45 Père! m'écriai-je.
Fils... dit-il à mi-voix.
Et je ne savais plus si je devais continuer
d'aller à l'école ou si je devais demeurer dans l'atelier :
j'étais dans un trouble inexprimable.
Va maintenant, dit mon père.
Je me levai et me dirigeai vers la case de
ma mère. La nuit scintillait d'étoiles, la nuit était
un champ d'étoiles ; un hibou ululait, tout proche. Ah où était
ma voie ? Savais-je encore où était ma voie? Mon désarroi
était à l'image du ciel : sans limites ; mais ce ciel, hélas!
était sans étoiles... J'entrai dans la case de ma mère,
qui était alors la mienne, et me couchai aussitôt. Le sommeil
pourtant me fuyait, et je m'agitais sur ma couche.
50 Qu'as-tu? dit ma mère.
Rien, dis-je.
Non, je n'avais rien que je pusse communiquer.
Pourquoi ne dors-tu pas? reprit ma mère.
Je ne sais pas.
55 Dors! dit-elle.
Oui, dis-je.
Le sommeil... Rien ne résiste
au sommeil, dit-elle tristement.
Pourquoi, elle aussi, paraissait-elle triste?
Avait-elle senti mon désarroi? Elle ressentait fortement
tout ce qui m'agitait. Je cherchai le sommeil, mais j'eus beau fermer les
yeux et me contraindre à l'immobilité, l'image de mon père
sous la lampe-tempête ne me quittait pas : mon père qui m'avait
paru brusquement si vieilli, lui qui était si jeune, si alerte, plus
jeune et plus vif que nous tous et qui ne se laissait distancer par personne
à la course, qui avait des jambes plus rapides que nos jeunes jambes...
« Père!... Père!... me répétais-je. Père,
que dois-je faire pour bien faire?...» Et je pleurais silencieusement,
je m'endormis en pleurant.
Par la suite, il ne fut plus question entre
nous du petit serpent noir : mon père m'en avait parlé pour
la première et la dernière fois. Mais, dès lors, sitôt
que j'apercevais le petit serpent, je courais m'asseoir dans l'atelier. Je
regardais le serpent se glisser par le trou de la paroi. Comme averti de sa
présence, mon père à l'instant tournait le regard vers
la paroi et souriait. Le serpent se dirigeait droit sur lui, en ouvrant la
gueule. Quand il était à portée, mon père le caressait
avec la main, et le serpent acceptait sa caresse par un frémissement
de tout le corps ; jamais je ne vis le petit serpent tenter de lui faire le
moindre mal. Cette caresse et le frémissement qui y répondait
mais je devrais dire: cette caresse qui appelait et le frémissement
qui y répondait me jetaient chaque fois dans une inexprimable
confusion: je pensais à je ne sais quelle mystérieuse
conversation ; la main interrogeait, le frémissement répondait...
60 Oui, c'était comme une conversation.
Est-ce que moi aussi, un jour, je converserais de cette sorte ? Mais non ;
je continuais d'aller à l'école! Pourtant j'aurais voulu, j'aurais
tant voulu poser à mon tour ma main sur le serpent, comprendre, écouter
à mon tour ce frémissement, mais j'ignorais comment le serpent
eût accueilli ma main et je ne pensais pas qu'il eût
maintenant rien à me confier, je craignais bien qu'il n'eût
rien à me confier jamais...
Quand mon père jugeait qu'il avait assez
caressé le petit animal, il le laissait ; le serpent alors se lovait
sous un des bords de la peau de mouton sur laquelle mon père
était assis, face à son enclume.
Observations
1. Quelle autre maison/case que vous connaissez d'un autre roman est "coiffée" de chaume?