LE ROC
Pendant quelque temps, Naoh désire frapper les fauves.
La rancune remue dans son coeur. Et, l'oeil fouillant dans la pénombre,
il tient prête une sagaie aiguë. Puis, comme l'ours géant
demeure invisible et la femelle éloignée, il s'apaise, il songe
que le jour avance et qu'il faut atteindre la plaine. Alors, avec ennui, il
marche vers la lumière. Elle s'accroît à chaque pas. Le
couloir s'élargit et les Nomades poussent un cri devant les grands nuages
d'automne qui se roulent au fond du firmament, la côte roide, hérissée,
pleine d'obstacles, et la terre sans bornes.
Car toute la contrée leur est familière. Ils ont parcouru depuis
leur enfance ces bois, ces savanes, ces collines, franchi ces mares, campé
au bord de cette rivière ou sous le surplomb des rocs. Encore deux journées
de marche, ils atteindront le grand marécage que les Oulhamr rejoignaient
après leurs rôderies de guerre et de chasse, et où l'obscure
légende mettait leurs origines.
Nam rit comme un petit enfant, Gaw tend les bras avec un saisissement de joie,
et Naoh, immobile, sent revivre une telle abondance de choses qu'il est comme
plusieurs êtres :
- Nous allons revoir la horde !
5 Déjà tous trois en percevaient la présence. Elle était
mêlée aux ramures d'automne, elle se reflétait sur les eaux
et transformaît les nuages. Chaque aspect du site était étrangement
différent des sites qui se trouvaient là-bas, à l'arrière,
dans l'immense orient méridional. Ils ne se souvenaient plus que des
jours heureux. Nam et Gaw, qui avaient si souvent subi la rudesse des aînés,
les poings de Faouhm au geste farouche, sentaient une sécurité
sans bornes. Ils regardaient avec orgueil les petites flammes qu'ils avaient,
parmi tant de luttes, de fatigues et de souffrances, gardées vivantes.
Naoh regretta d'avoir dû sacrifier sa cage : une superstition vague traînait
au fond de son cerveau. N'apportait-il pas, cependant, les pierres qui contiennent
le feu, avec le secret de l'en faire jaillir? N'importe! Il aurait aimé,
comme ses compagnons, garder un peu de cette vie étincelante qu'il avait
conquise sur les Kzamms... [II:V]
La descente fut rude. L'automne avait multiplié les éboulis et les fissures. Ils s'aidèrent de la hache et du harpon. Quand ils touchèrent à la plaine, le dernier obstacle était franchi; ils n'avaient plus qu'à suivre des voies simples et bien connues. Pleins de leur espérance, ils fixaient des sens moins attentifs sur les événements innombrables qui enveloppent et guettent les vivants.
Ils marchèrent jusqu'au crépuscule : Naoh cherchait une courbe de la rivière où il voulait établir le campement. Le jour mourut lourdement au fond des nuages. Une lueur rouge traîna, sinistre et morose, accompagnée du hurlement des loups et de la plainte longue des chiens : ils filaient par bandes furtives, guettaient à l'orée des buissons et des bois. Leur nombre étonnait les Nomades. Sans doute quelque exode des herbivores les avait chassés des terres prochaines et rassemblés sur ce sol riche en proies. Ils avaient dû l'épuiser. Leurs clameurs annonçaient la pénurie, leurs allures une activité fiévreuse. Naoh, sachant qu'il faut les craindre lorsqu'ils sont en grand nombre, hâtait la course. A la longue, deux hordes s'étaient formées. Vers la droite, c'étaient les chiens; vers la gauche, les loups. Comme ils suivaient la même piste, ils s'arrêtaient quelquefois pour se menacer. Les loups étaient plus grands, avec des nuques renflées et musculeuses, les chiens avaient pour eux le nombre. A mesure que les ténèbres mangeaient le crépuscule, les yeux jetaient plus de clarté : Nam, Gaw ou Naoh apercevaient une multitude de petits feux verts qui se déplaçaient comme des lucioles. Souvent les Nomades ripostaient aux hurlées par un long cri de guerre et l'on voyait refluer toutes ces phosphorescences.
D'abord les bêtes se tinrent à plusieurs portées de harpon;
avec la croissance des ténèbres, elles se rapprochèrent;
on entendait plus distinctement le bruit mou de leurs pattes. Les chiens parurent
les plus hardis. Quelques-uns avaient devancé les hommes. Ils s'arrêtaient
brusquement, ils bondissaient avec un cri aigu ou bien rampaient d'une manière
sournoise. Mais les loups, inquiets de se voir devancés, arrivaient tous
ensemble, avec leurs voix déchirantes. Il faillit y avoir bataille. Les
chiens, serrés les uns contre les autres, conscients de la puissance
du nombre, exaltés per le sentiment de leur avance, tenaient soudain
tête. Une impatience furieuse tordait les entrailles des loups. Et dans
la dernière cendre crépusculaire, les deux hordes oscillaient,
vagues de chairs palpitantes et long déferlement de clameurs.
Il n'y eut pas de mêlée. Quelques individus moins grégaires
ayant continué la chasse, leur exemple prévalut. Parallèles,
la file des chiens et celle des loups se menaçaient dans le soir de famine.
L'opiniâtre poursuite, à la longue, inquiétait les hommes.
Devant l'occident presque noir, parmi tant de corps sournois, ils sentaient
la mort.
10 Un groupe de chiens devança Gaw, qui marchait vers la gauche, et
l'un d'eux, qui avait la taille d'un loup, s'arrêta, montra ses dents
étincelantes et bondit. Le jeune homme, nerveusement, lança son
harpon. Il s'enfonça dans le flanc de la bête, qui se mit à
tournoyer, avec un long hurlement; Gaw l'acheva d'un coup de massue.
Au cri d'agonie, les chiens affluèrent : une solidarité plus
forte que celle des loups les unissait, et lorsqu'un d'entre eux était
en danger, il leur arrivait de braver les grands carnivores. Naoh craignit l'attaque
de toute la bande. Il rappela Nam et Gaw, afin d'intimider les bêtes.
Serrés l'un à l'autre, les Nomades faisaient masse; les chiens,
étonnés, déferlèrent autour. Qu'un seul osât
se précipiter, tous le suivraient, les os des hommes blanchiraient dans
la plaine...
Brusquement, Naoh darda une sagaie : un chien s'abattit, la poitrine trouée.
Le chef, l'ayant saisi par les pattes d'arrière, le jeta dans un groupe
de loups qui rabattaient à droite. Le blessé y disparut, et l'odeur
du sang, la proie facile exaspérant leur faim, les fauves se mirent à
dévorer cette chair vivante. Alors, les chiens oublièrent les
hommes et tous se ruèrent sur les loups.*
Tandis que la mêlée s'engageait, les Nomades avaient pris le galop.
Une buée annonçait la rivière prochaine et Naoh, par intervalles,
discernait un miroitement. Deux ou trois fois, il s'arrêta pour s'orienter.
A la fin, montrant une masse grisâtre qui dominait la rive, il dit :
- Naoh, Nam et Gaw se riront des chiens et des loups.
15 C'était un grand rocher, qui formait presque un cube et s'élevait
à cinq fois la hauteur d'un homme. Il n'était accessible que d'un
seul côté. Naoh le gravit rapidement, car il le connaissait depuis
des saisons nombreuses. Quand Nam et Gaw l'eurent suivi, ils se trouvèrent
sur une surface plate, plantée de broussailles et même d'un sapin,
où trente hommes pouvaient camper à l'aise.
Là-bas, vers la plaine cendreuse, les loups et les chiens combattaient éperdument. Des rumeurs féroces, de longues plaintes vrillaient l'air humide; les Nomades goûtaient la sécurité. [....]
Depuis un moment, Nam a tressailli. Le dos tourné au feu, il suit du
regard, à l'autre rive, un reflet qui rebondit sur les eaux, s'infiltre
parmi les saules et les sycomores. Et il murmure, la main tendue :
- Fils du Léopard, des hommes sont venus !
Un poids descend sur la poitrine du chef, et tous trois unissent leurs sens.
Mais les rives sont désertes, ils n'entendent que le clapotement des
eaux; ils ne distinguent que des bêtes, des herbes et des arbres.
20 - Nam s'est trompé ? interroge Naoh.
Le jeune homme répond, sûr de sa vision :
- Nam ne s'est pas trompé.... il a aperçu les corps des hommes,
parmi les branches des saules... Ils étaient deux.
Le chef ne doute plus; son coeur se convulse entre l'angoisse et l'espérance.
Il dit tout bas :
- C'est ici le pays des Oulhamr. Ceux que tu as vus sont des chasseurs ou des
éclaireurs envoyés par Faouhm.
25 Il s'est levé, il développe sa grande stature. Car il ne servirait
à rien de se cacher : amis ou ennemis savent trop la signification du
Feu. Sa voix clame :
- Je suis Naoh, fils du Léopard, qui ai conquis le Feu pour les Oulhamr.
Que les envoyés de Faouhm se montrent!
La solitude demeure impénétrable. La bise même s'est assoupie
et la rumeur des fauves; seuls le ronflement des flammes et la voix fraîche
de la rivière semblent s'accroître.
- Que les envoyés de Faouhm se montrent ! répète le chef.
S'ils regardent, ils reconnaîtront Naoh, Nam et Gaw ! Ils savent qu'ils
seront les bienvenus.
Tous trois, debout devant le feu rouge, montrent des silhouettes aussi visibles
qu'en plein jour et poussent le cri d'appel des Oulhamr.
30 L'attente. Elle mord le coeur des compagnons; elle est grosse de toutes les
choses terribles. Et Naoh gronde :
- Ce sont des ennemis !
Nam et Gaw le savent bien et toute joie les quitte. Le péril est plus
dur qui les frappe dans cette nuit où le retour semblait si proche. Il
est plus équivoque puisqu'il vient des hommes. Sur ce sol voisin du grand
marécage, ils ne pressentaient d'autre approche que celle de leur horde.
Est-ce que les vainqueurs de Faouhm l'ont attaquée encore ? Les Oulhamr
ont-ils disparu du monde ?
Naoh voit Gammla conquise ou morte. Il grince des mâchoires et sa massue
menace l'autre rive. Puis, accablé, il s'accroupit devant le bûcher,
il songe, il guette...
Le ciel s'est couvert à l'orient, la lune à son dernier quartier
apparaît au fond de la savane. Elle est rouge et fumeuse, énorme;
sa lueur est faible encore, mais elle fouille les profondeurs du site : la fuite
que médite le chef deviendra presque impossible si les hommes cachés
sont en nombre et s'ils ont dressé des embuscades.
35 Tandis qu'il y pense, un grand frémissement le secoue. A l'aval, il
vient d'apercevoir une silhouette trapue. Si rapidement qu'elle ait disparu
dans les roseaux, la certitude le pénètre comme la pointe d'un
harpon. Ceux qui se cachent sont bien des Oulhamr : mais Naoh préférait
les Dévoreurs d'Hommes ou les Nains Rouges. Car il vient de reconnaître
Aghoo-le-Velu.
Notes
* Quelle astuce politique Naoh démontre ici?