I

     Le livret de marin de mon frère Yves ressemble à tous les autres livrets de tous les autres marins.*

     Il est recouvert d’un papier parchemin de couleur jaune, et, comme il a beaucoup voyagé sur la mer, dans différents caissons de navire, il manque absolument de fraîcheur.

     En grosses lettres, il y a sur la couverture :

     Kermadec, 2091. P.

     Kermadec, c’est son nom de famille ; 2091, son numéro dans l’armée de mer, et P, la lettre initiale de Paimpol son port d’inscription.

5   En ouvrant, on trouve, à la première page, les indications suivantes :

     « Kermadec (Yves-Marie), fils d’Yves-Marie et de Jeanne Danveoch. Né le 28 août 1851, à Saint-Pol-de-Léon (Finistère).* Taille, 1 m 80. Cheveux châtains, sourcils châtains, yeux châtains, nez moyen, menton ordinaire, front ordinaire, visage ovale. »

     « Marques particulières : tatoué au sein gauche d’une ancre et, au poignet droit, d’un bracelet avec un poisson. »

     Ces tatouages étaient encore de mode, il y a une dizaine d’années, pour les vrais marins. Exécutés à bord de la Flore par la main d’un ami désoeuvré, ils sont devenus un objet de mortification pour Yves, qui s’est plus d’une fois martyrisé dans l’espoir de les faire disparaître. – L’idée qu’il est marqué d’une manière indélébile et qu’on le reconnaîtra toujours et partout à ces petits dessins bleus lui est absolument insupportable.*

     En tournant la page, on trouve une série de feuillets imprimés relatant, dans un style net et concis, tous les manquements auxquels les matelots sont sujets, avec, en regard, le tarif des peines encourues, – depuis les désordres légers qui se payent par quelques nuits à la barre de fer jusqu’aux grandes rébellions qu’on punit par la mort.

10  Malheureusement cette lecture quotidienne n’a jamais suffi à inspirer les terreurs salutaires qu’il faudrait, ni aux marins en général, ni à mon pauvre Yves en particulier.

     Viennent ensuite plusieurs pages manuscrites portant des noms de navire, avec des cachets bleus, des chiffres et des dates. Les fourriers, gens de goût, ont orné cette partie d’élégants parafes. C’est là que sont marquées ses campagnes et détaillés les salaires qu’il a reçus.

     Premières années, où il gagnait par mois quinze francs, dont il gardait dix pour sa mère ; années passées la poitrine au vent, à vivre demi-nu en haut de ces grandes tiges oscillantes qui sont des mâts de navire, à errer sans souci de rien au monde sur le désert changeant de la mer ; années plus troublées, où l’amour naissait, prenait forme dans l’âme vierge et inculte, – puis se traduisait en ivresses brutales ou en rêves naïvement purs au hasard des lieux où le vent le poussait, au hasard des femmes jetées entre ses bras ; éveils terribles du coeur et des sens, grandes révoltes, et puis retour à la vie ascétique du large, à la séquestration sur le couvent flottant ; il y a tout cela sous-entendu derrière ces chiffres, ces noms et ces dates qui s’accumulent, année par année, sur un pauvre livret de marin.* Tout un étrange grand poème d’aventures et de misères tient là entre les feuillets jaunis.

Notes

1 Dès la première phrase du roman, Loti présente Yves comme un homme du peuple ordinaire (cf. I.6 aussi). Son "artiste naturel" n'est pas exceptionnel comme homme. C'est que le peuple a un contact avec la Nature, et le passé de l'homme, qui lui permet de créer de vraies oeuvres d'art. En ceci, Loti ressemble à, mais diffère de son grand prédécesseur Victor Hugo: Ruy Blas, homme du peuple, était lui aussi artiste, mais Hugo ne le représentait pas comme un homme du peuple ordinaire.

6 Comme souvent chez Loti, dans ce roman l'auteur s'est inspiré de la réalité pour créer une oeuvre d'art. Son Yves Kermadec avait comme modèle un marin que Loti connaissait, Pierre Le Cor, né le 28 août 1852, fils de Pierre-Marie Le Cor et Jeanne Gourin, comme vous pouvez voir sur l'enregistrement de son mariage à Rosporden.

8 Le côté négatif de l'art ("ces petits dessins bleus") : il fixe l'homme dans le temps, même quand cet homme veut changer à travers le temps. Cf. Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde. On pourrait dire que Loti prévoyait que Pierre Le Cor voudrait plus tard se libérer des dessins (textes) que Loti écrivait sur lui.

12 Donc, il faut avoir des connaissances pour "traduire" une "langue étrangère".

II

Le 28 août 1851, il faisait, paraît-il, un beau temps d’été à Saint-Pol-de-Léon, dans le Finistère.*

     Le soleil pâle de la Bretagne souriait et faisait fête à ce petit nouveau venu, qui devait plus tard tant aimer le soleil et tant aimer la Bretagne.*

     Yves apparut dans ce monde sous la forme d’un gros bébé tout rond et tout bronzé. Les bonnes femmes présentes à son arrivée lui donnèrent le surnom de Bugel-Du, qui, en français, signifie : petit enfant noir. C’était, du reste, de famille, cette couleur de bronze, les Kermadec, de père en fils, ayant été marins au long cours et gens fortement passés au hâle de mer.*

     Un beau jour d’été à Saint-Pol-de-Léon, c'est-à-dire une chose rare dans cette région de brumes* : une espèce de rayonnement mélancolique répandu sur tout ; la vieille ville du Moyen Age comme réveillée de son morne sommeil dans le brouillard, et rajeunie ; le vieux granit se chauffant au soleil ; le clocher de Creizker, le géant des clochers bretons, baignant dans le ciel bleu, en pleine lumière, ses fines découpures grises marbrées de lichens jaunes.

Le Kreizker

Et tout alentour la lande sauvage, aux bruyères roses, aux ajoncs couleur d’or, exhalant une senteur douce de genêts fleuris.

5   Au baptême, il y avait une jeune fille, la marraine ; un matelot, le parrain, et, derrière, les deux petits frères, Goulven et Gildas, donnant la main aux deux petites soeurs, Yvonne et Marie, avec des bouquets.

     Lorsque le cortège fit son entrée dans l’antique église des évêques de Léon, le bedeau, pendu à la corde d’une cloche, se tenait prêt à commencer le carillon joyeux que commandait la circonstance.

L'Antique église des évêques

Mais M. le curé, survenant, lui dit d’une voix rude :

     « Reste en paix, Marie Bervrac’h, pour l’amour de Dieu ! Ces Kermadec sont des gens qui jamais ne donnent rien à l’offrande, et le père dépense au cabaret tout son avoir. Nous ne sonnerons pas, s’il te plaît, pour ce monde-là. »*

     Et voilà comment mon frère Yves fit sur cette terre une entrée de pauvre.

     Jeanne Danveoch, de son lit, prêtait l’oreille avec inquiétude, guettait avec un mauvais pressentiment ces vibrations de bronze qui tardaient à commencer. Elle écouta longtemps, n’entendit rien, comprit cet affront public et pleura.*

10 Ses yeux étaient tout baignés de larmes quand le cortège rentra, penaud, au logis.

     Toute la vie, cette humiliation resta sur le coeur d’Yves ; il ne sut jamais pardonner ce mauvais accueil fait à son entrée dans ce monde, ni ces larmes cruelles versées par sa mère ; il en garda au clergé romain une rancune inoubliable et ferma à notre mère l’église son coeur breton.*

Notes

1 Le "paraît-il" ici signale que ce livre n'est pas une oeuvre de fiction, où l'auteur tire tout de son imagination et où, donc, il sait tout. Bien qu'il soit, en effet, une oeuvre de fiction, Loti le présente comme une sorte de documentaire. (Et avec un très grand succès, d'ailleurs. Beaucoup de lecteurs prennent tout ce qui s'y trouve au pied de la lettre comme l'autobiographie véritable de Julien Viaud et le cite ainsi. A part ses intérêts littéraires, Viaud aimait bien se moquer des gens.) Encore une fois, il est en train ici d'effacer des distinctions, ici entre "littérature" (fiction) et "réalité". Est-ce qu'on peut y croire comme à une oeuvre d'autobiographie? Mais est-ce qu'on peut croire à une oeuvre d'autobiographie? Encore une fois, vous voyez pourquoi Proust aimait Loti.

2 Dès son entrée au monde, ce jeune peintre "naturel" est associé à la lumière.

3 L'importance de l'herédité, qu'on verra à travers ce roman. On pensera au grand contemporain de Loti, Zola.

4 Loti tient beaucoup à cette idée que la Bretagne, c'est le pays de la brume. Idée entrée dans la conscience française avec Chateaubriand - et la metéo;)

7 Ici Loti s'installe du côté des anti-clericaux. La religion est surtout affaire d'argent.

9 La mère du jeune Yves connaît la culture: elle peut donc "traduire" les signes, même quand le signe, ici, est le silence.

11 A noter: ici (cela changera plus tard) Pierre Loti (le personnage dans le roman, cela s'entend) est catholique. Julien Viaud était protestant.

III

C’était vingt-quatre ans plus tard, un soir de décembre, à Brest.*

     La pluie tombait, fine, froide, pénétrante, continue ; elle ruisselait sur les murs, rendant plus noirs les hauts toits d’ardoise, les hautes maisons de granit ; elle arrosait comme à plaisir cette foule bruyante du dimanche qui grouillait tout de même, mouillée et crottée, dans les rues étroites, sous un triste crépuscule gris.*

     Cette foule du dimanche, c’étaient des matelots ivres qui chantaient, des soldats qui trébuchaient en faisant avec leur sabre un bruit d’acier, des gens du peuple allant de travers, – ouvriers de grande ville à la mine tirée et misérable, des femmes en petit châle de mérinos et en coiffe pointue de mousseline, qui marchaient le regard allumé, les pommettes rouges, avec une odeur d’eau-de-vie ; – des vieux et des vieilles à l’ivresse sale, qui étaient tombés et qu’on avait ramassés, et qui s’en allaient devant eux le dos plein de boue.

     La pluie tombait, tombait, mouillant tout, les chapeaux à boucle d’argent des Bretons, les bonnets sur l’oreille des matelots, les shakos galonnés et les coiffes blanches et les parapluies.*

5   L’air avait quelque chose de tellement terne, de tellement éteint, qu’on ne pouvait se figurer qu’il y eût quelque part un soleil ; on en avait perdu la notion. On se sentait emprisonné sous des couches et des épaisseurs de grosses nuées humides qui vous inondaient ; il ne semblait pas qu’elles pussent jamais s’ouvrir et que derrière il y eût un ciel. On respirait de l’eau. On avait perdu conscience de l’heure, ne sachant plus si c’était l’obscurité de toute cette pluie ou si c’était la vraie nuit d’hiver qui descendait.*

     Les matelots apportaient dans ces rues une certaine note étonnante de gaieté et de jeunesse, avec leurs figures ouvertes et leurs chansons, avec leurs grands cols clairs et leurs pompons rouges tranchant sur le bleu marine de leur habillement.* Ils allaient et venaient d’un cabaret à l’autre, poussant le monde, disant des choses qui n’avaient pas de sens et qui les faisaient rire. Ou bien ils s’arrêtaient sous les gouttières, aux étalages de toutes les boutiques où l’on vendait des choses à leur usage : des mouchoirs rouges au milieu desquels étaient imprimés de beaux navires qui s’appelaient la Bretagne, la Triomphante, ou la Dévastation ;

La Bretagne

Source: http://www.ibretagne.net/FR/

La Triomphante

Source: http://www.d3.dion.ne.jp/~ironclad/wardroom/Foochow/triomphante.jpg

des rubans pour leur bonnet avec de belles inscriptions d’or ; de petits ouvrages en corde très compliqués destinés à fermer sûrement ces sacs de toile qu’ils ont à bord pour serrer leur trousseau ; d’élégants amarrages en ficelle tressée pour suspendre au cou des gabiers leur grand couteau ; des sifflets en argent pour les quartiers-maîtres, et enfin des ceintures rouges, des petits peignes et des petits miroirs.

     De temps en temps, il y avait de grandes rafales qui faisaient envoler les bonnets et tituber les passants ivres, et alors la pluie tombait plus dure, plus torrentielle et fouettait comme grêle.

     La foule des matelots augmentait toujours ; on les voyait surgir par bandes à l’entrée de la rue de Siam ;

La rue de Siam à l'époque. Vous voyez un matelot à gauche, sur le trottoir

Source:http://www.chez.com/spichon/finistere/brest/brest_siam1.jpg

ils remontaient du port et de la ville basse par les grands escaliers de granit et se répandaient en chantant dans les rues.

     Ceux qui venaient de la rade étaient plus mouillés que les autres, plus ruisselants de pluie et d’eau de mer. Leurs canots voilés, en s’inclinant sous les risées froides, en sautant au milieu des lames pleines d’écume, les avaient amenés grand train dans le port. Et ils grimpaient joyeusement ces escaliers qui menaient à la ville, en se secouant comme des chats qu’on vient d’arroser.

10 Le vent s’engouffrait dans les longues rues grises, et la nuit s’annonçait mauvaise.

     En rade, – à bord d’un navire arrivé le matin même de l’Amérique du Sud, – à quatre heures sonnantes, un quartier-maître avait donné un coup de sifflet prolongé, suivi de trilles savants, qui signifiaient en langage de marine : « Armez la chaloupe ! »* alors on avait entendu un murmure de joie dans ce navire, où les matelots étaient parqués, à cause de la pluie, dans l’obscurité du faux pont. C’est qu’on avait eu peur un moment que la mer ne fût trop mauvaise pour communiquer avec Brest, et on attendait avec anxiété ce coup de sifflet qui décidait la question. Après trois ans de campagne, c’était la première fois qu’on allait remettre les pieds sur la terre de France, et l’impatience était grande.

     Quand les hommes désignés, vêtus de petits costumes en toile cirée jaune paille,* furent tous embarqués dans la chaloupe et rangés à leur banc d’une manière correcte et symétrique, le même quartier maître siffla de nouveau et dit : « Les permissionnaires à l’appel ! »

     Le vent et la mer faisaient grand bruit ; les lointains de la rade étaient noyés dans un brouillard blanchâtre fait d’embruns et de pluie.

     Les matelots permissionnaires montaient en courant, sortaient des panneaux et venaient s’aligner, à mesure qu’on appelait leur numéro et leur nom, la figure illuminée par cette grande joie de revoir Brest. Ils avaient mis leurs beaux habits du dimanche ; ils achevaient, sous l’ondée torrentielle, des derniers détails de toilette, s’ajustant les uns les autres avec des airs de coquetterie.

15 Quand on appela : « 218 : Kermadec ! » on vit paraître Yves, un grand garçon de vingt-quatre ans, à l’air grave, portant bien son tricot rayé et son large col bleu.

     Grand, maigre de la maigreur des antiques,* avec les bras musculeux, le col et la carrure d’un athlète, l’ensemble du personnage donnant le sentiment de la force tranquille et légèrement dédaigneuse. Le visage incolore, sous une couche uniforme de hâle brun, je ne sais quoi de breton qui ne se peut définir, avec un teint d’Arabe. La parole brève et l’accent du Finistère ; la voix basse, vibrant d’une manière particulière, comme ces instruments aux sons très puissants, mais qu’on touche à peine de peur de faire trop de bruit.*

     Les yeux gris-roux, un peu rapprochés et très renfoncés sous l’arcade sourcilière, avec une expression impassible de regard en dedans* ; le nez très fin et régulier ; la lèvre inférieure s’avançant un peu, comme par mépris.

     Figure immobile, marmoréenne, excepté dans les moments rares où paraît le sourire ; alors tout se transforme et on voit qu’Yves est très jeune. Le sourire de ceux qui ont souffert : il a une douceur d’enfant et illumine les traits durcis, un peu comme ces rayons de soleil, qui, par hasard, passent sur les falaises bretonnes.*

     Quand Yves parut, les autres marins qui étaient là le regardèrent tous avec de bons sourires et une nuance inusitée de respect.

20 C’est qu’il portait pour la première fois, sur sa manche, le double galon rouge des quartiers-maîtres qu’on venait de lui donner. Et, à bord, c’est quelqu’un, un quartier-maître de manoeuvre ; ces pauvres galons de laine, qui, dans l’armée, arrivent si vite au premier venu, dans la marine représentent des années de misères* ; ils représentent la force et la vie des jeunes hommes, dépensées à toute heure du jour et de la nuit, là-haut, dans la mâture, ce domaine des gabiers que secouent tous les vents du ciel.

     Le maître d’équipage, s’étant approché, tendit la main à Yves. Jadis il avait été, lui aussi, un gabier dur à la peine ; il s’y connaissait en hommes courageux et forts.

     « Eh ! Bien, Kermadec, dit-il, on va les arroser, ces galons ? »

     – Mais oui, maître... », répondit Yves à voix basse, en gardant un air grave et très rêveur.

     Ce n’était pas de l’eau du ciel que voulait parler ce vieux maître ; car, sous ce rapport-là, l’arrosage était assuré. Non, en marine, arroser des galons signifie se griser pour leur faire honneur le premier jour où on les porte.

25 Yves restait pensif devant la nécessité de cette cérémonie, parce qu’il venait de me faire, à moi, un grand serment d’être sage et qu’il avait envie de le tenir.

     Et puis il en avait assez, à la fin, de ces scènes de cabaret déjà répétées dans tous les pays du monde. Traîner ses nuits dans tous les bouges, à la tête des plus indomptés et des plus ivres, et se faire ramasser le matin dans les ruisseaux, on se lasse à la longue de ces plaisirs, si bon matelot qu’on soit. D’ailleurs, les lendemains sont pénibles et se ressemblent tous. Yves savait cela et n’en voulait plus.

     Il était bien noir, ce temps de décembre pour un jour de retour. On avait beau être insouciant et jeune, ce temps jetait sur la joie de revenir une sorte de nuit sinistre. Yves éprouvait cette impression, qui lui causait malgré lui un étonnement triste ; car tout cela, en somme, c’était sa Bretagne ; il la sentait dans l’air et la reconnaissait rien qu’à cette obscurité de rêve.

     La chaloupe partit, les emportant tous vers la terre. Elle s’en allait toute penchée sous le vent d’ouest ; elle bondissait sur les lames avec un son creux de tambour, et, à chaque saut qu’elle faisait, une masse d’eau de mer venait se plaquer sur eux, comme lancée par des mains furieuses.

     Ils filaient très vite dans une espèce de nuage d’eau dont les grosses gouttes salées leur fouettaient la figure. Ils se tenaient tête baissée sous ce déluge, serrés les uns contre les autres, comme font les moutons sous l’orage.

30 Ils ne disaient plus rien, tout concentrés qu’ils étaient dans une attente de plaisir. Il y avait là des jeunes hommes qui, depuis un an, n’avaient pas mis les pieds sur la terre ; leurs poches à tous étaient garnies d’or, et des convoitises terribles bouillonnaient dans leur sang.

     Yves, lui aussi, songeait un peu à ces femmes qui les attendaient dans Brest, et parmi lesquelles tout à l’heure on pourrait choisir. Mais c’est égal, lui seul était triste. Jamais tant de pensées à la fois n’avaient troublé sa tête de pauvre abandonné.

     Il avait bien eu de ces mélancolies quelquefois, pendant le silence des nuits de la mer ; mais alors le retour lui apparaissait de là-bas sous des couleurs toutes dorées.* Et c’était aujourd’hui, ce retour, et au contraire son coeur se serrait maintenant plus que jamais. Alors il ne comprenait pas, ayant l’habitude, comme les simples et les enfants, de subir ses impressions sans en démêler le sens.*

     La tête tournée contre le vent, sans souci de l’eau qui ruisselait sur son col bleu, il était resté debout, soutenu par le groupe des marins qui se pressait contre lui.

     Toutes ces côtes de Brest qui se dessinaient en contours vagues à travers les voiles de la pluie, lui renvoyaient des souvenirs de ses années de mousse, passées là sur cette grande rade brumeuse, à regretter sa mère...* Ce passé était rude, et, pour la première fois de sa vie, il songeait à ce que pourrait bien être l’avenir.

35 Sa mère !... C’était pourtant vrai que, depuis tantôt deux ans, il ne lui avait pas écrit. Mais les matelots font ainsi, et, malgré tout, ils les aiment bien, leurs mères ! C’est la coutume : on disparaît pendant des années, et puis, un bienheureux jour, on revient au village sans prévenir, avec des galons sur sa manche, rapportant beaucoup d’argent gagné à la peine, ramenant la joie et l’aisance au pauvre logis abandonné.

     Ils filaient toujours sous la pluie glacée, sautant sur les lames grises, poursuivis par des sifflements de vent et de grands bruits d’eau.

     Yves songeait à beaucoup de choses, et ses yeux fixes ne regardaient plus. L’image de sa mère avait pris tout à coup une douceur infinie ; il sentait qu’elle était là tout près, dans un petit village du pays breton, sous ce même crépuscule d’hiver qui l’enveloppait, lui ; encore deux ou trois jours, et, avec une grande joie, il irait la surprendre et l’embrasser.

     Les secousses de la mer, la vitesse et le vent, rendaient incohérentes ses pensées qui changeaient. Maintenant il s’inquiétait de retrouver son pays sous un jour si sombre.* Là-bas, il s’était habitué à cette chaleur et à cette limpidité bleue des tropiques, et, ici, il semblait qu’il y eût un suaire jetant une nuit sinistre sur le monde.

     Et puis aussi il se disait qu’il ne voulait plus boire, non pas que ce fût bien mal après tout, et, d’ailleurs, c’était la coutume pour les marins bretons ; mais il me l’avait promis d’abord, et ensuite, à vingt-quatre ans, on est un grand garçon revenu de beaucoup de plaisirs, et il semble qu’on sente le besoin de devenir un peu plus sage.

40 Alors il pensait aux airs étonnés qu’auraient les autres à bord, surtout Barrada, son grand ami, en le voyant rentrer demain matin, debout et marchant droit. À cette idée drôle, on voyait tout à coup passer sur sa figure mâle et grave un sourire d’enfant.

     Ils étaient arrivés presque sous le château de Brest,

Le Château de Brest, de la mer

Source: http://www.chez.com/spichon/finistere/brest/brest_chateau3.jpg

et, à l’abri des énormes masses de granit, il se fit brusquement du calme. La chaloupe ne dansait plus ; elle allait tranquillement sous la pluie ; ses voiles étaient amenées, et les hommes habillés de toile cirée jaune la menaient à coups cadencés de leurs grands avirons.

     Devant eux s’ouvrait cette baie profonde et noire qui est le port de guerre ; sur les quais, il y avait des alignements de canons et de choses maritimes à l’air formidable. On ne voyait partout que de hautes et interminables constructions de granit, toutes pareilles, surplombant l’eau noire et s’étageant les unes par-dessus les autres avec des rangées symétriques de petites portes et de petites fenêtres. Au-dessus encore, les premières maisons de Brest et de Recouvrance montraient leurs toits mouillés, d’où sortaient de petites fumées blanches ; elles criaient leur misère humide et froide, et le vent s’engouffrait partout avec un grand bruit triste.

     La nuit tombait tout à fait et les petites flammes du gaz commençaient à piquer de brillants jaunes ces amoncellements de choses grises.* Les matelots entendaient déjà les roulements des voitures et les bruits de la ville qui leur arrivaient d’en haut, par-dessus l’arsenal désert, avec les chants des ivrognes.

     Yves, par prudence, avait confié à bord, à son ami Barrada, tout son argent, qu’il destinait à sa mère, gardant seulement dans sa poche cinquante francs pour sa nuit.

Notes

1 Dans la chronologie du roman, vingt-quatre ans plus tard fait 1874.

2 Ces descriptions de la foule feront penser à Zola et aux Naturalistes, qui, champions du peuple, ne les aimaient pas. Loti ne parlera plus de la saleté des Bretons "crottés" quand il y reviendra dans Pêcheur d'Islande.

4 Loti remarquera souvent les vêtements des Bretons dans ce roman. Pour un Français de l'époque, c'était une des choses qui les rendaient très différents, qui les distinguaient. C'est une autre différence entre Mon Frère Yves et Pêcheur d'Islande : dans le deuxième roman, Loti ne fait plus l'anthropologue en train de cataloguer les traits "intéressants" d'un peuple regardé comme sujet d'étude plutôt que comme des êtres humains. Dans Mon Frère Yves, Loti étudie leurs "coutumes". Dans Pêcheur d'Islande, il étudie leur coeur, comme des égaux, et même des supérieurs, aux Français.

5 Ici on voit l'influence stylistique de Flaubert: on ... on ... on ... à travers le roman. Loti abandonnera ce trait dans Pêcheur d'Islande, quand il aura trouvé un autre moyen de personnaliser la description.

6 C'est un peintre qui parle ici : des couleurs claires qui "tranchent sur" un fond plus sombre. On retrouvera cette façon de "peindre" son monde dans beaucoup de textes lotiens, surtout dans les premiers récits de voyage (Au Maroc, etc.).

11 Une autre langue "étrangère" à traduire.

12 On se moquait souvent de Loti parce qu'il aimait mettre des costumes. Mais dans ce roman, on voit que tout le monde porte des costumes. On est toujours en train de se déguiser, ou de créer le personnage qu'on veut jouer sur la "scène" de la vie.

16 Loti lie Yves à l'antiquité, que ce soit les Gaules et les Celtes ou l'antiquité grecque.

16 A comparer avec la description de Yann Gaos dans Pêcheur d'Islande, qui a une "voix grave, qui avec d'autres était brusque et décidée, [mais qui] devenait, quand il lui parlait, de plus en plus fraîche et caressante ; pour elle seule, il savait la faire vibrer avec une extrême douceur, comme une musique voilée d'instruments à cordes" (I:5).

17 Ce regard était, pour Loti, le regard du vrai artiste, qui, comme chez Proust plus tard, trouvera sa vraie inspiration non pas dans le monde mais en lui-même : "les gens doués pour bien peindre (avec des couleurs ou avec des mots) sont probablement des espèces de demi-aveugles, qui vivent d'habitude dans une pénombre, dans un brouillard lunaire, le regard tourné en dedans" (Le Roman d'un enfant VIII).

18 Toujours une préoccupation de peintre : comme dans un tableau de Monet, la lumière change, et parfois radicalement, l'apparence des choses. Pensez aux tableaux de Monet d'Etretat. Et, en comparant le visage de Yves aux falaises bretonnes, Loti renforce le lien entre son personnage et sa terre où il est né.

20 Encore des signes à "traduire" par quelqu'un qui connaît la culture en question.

32 Peintre "naturel", Yves voit en couleurs, ici des couleurs bien Impressionnistes.

32 Idée qu'on trouve déjà chez Schiller : l'artiste "naturel" n'est pas intellectuel, il n'analyse pas ses impressions, il les couche directement sans analyse sur la toile, le papier, etc.

34 La Nature elle-même est artiste : les côtes de Brest se dessinaient. Et, parce que la Nature est peintre Impressionniste qui dessine "en contours vagues à travers les voiles de la pluie", ses "tableaux" évoquent chez ses spectateurs des souvenirs. Loti expliquera cette idée très Impressionniste de l'art plus directement dans Le Roman d'un enfant IX.

38 Peintre "naturel" mais toujours impressionniste, Yves veut y trouver de la lumière.

43 Encore des taches claires sur fond plus sombre.

IV

« Et mon mari aussi, Madame Quéméneur, quand il est soûl, tout le temps il dort.*

     – Vous faites votre petit tour aussi, Madame Kervella ?

     – Et j’attends mon mari, moi aussi donc, qui est arrivé aujourd’hui sur le Catinat.

     – Et le mien, Madame Kerdoncuff, le jour qu’il était revenu de la Chine, il avait dormi pendant deux jours ; et moi aussi donc, je m’étais soûlée, madame Kerdoncuff. Oh ! comme j’ai eu honte aussi ! Et ma fille aussi donc, elle était tombée dans les escaliers ! »

5    Avec l’accent chantant et cadencé de Brest, tout cela se croise sous les vieux parapluies retournés par le vent, entre des femmes en waterproof et en coiffe pointue de mousseline, qui attendent là-haut, à l’entrée des grands escaliers de granit.

     Leurs maris sont revenus sur ce même bâtiment qui a ramené Yves, et elles sont là postées, soutenues déjà par quelque peu d’eau-de-vie, elles font le guet, l’oeil moitié égrillard, moitié attendri.

     Ces vieux marins qu’elles attendent étaient jadis peut-être de braves gabiers durs à la peine* ; et puis, gangrenés par les séjours dans Brest et l’ivrognerie, ils ont épousé ces créatures et sont tombés dans les bas-fonds sordides de la ville.

     Derrière ces dames, il y a d’autres groupes encore, où la vue se repose : des jeunes femmes qui se tiennent dignes, vraies femmes de marins celles-ci, recueillies dans la joie de revoir leur fiancé ou leur mari, et regardant avec anxiété dans ce grand trou béant du port, par où les désirés vont venir. Il y a des mères, arrivées des villages, ayant mis leur beau costume breton des fêtes, la grande coiffe et la robe de drap noir à broderies de soie ; la pluie les gâte pourtant, ces belles hardes qu’on ne renouvelle pas deux fois dans la vie ; mais il faut bien faire honneur à ce fils qu’on va embrasser tout à l’heure devant les autres.

     « Voilà ceux du Magicien qui entrent dans le port, Madame Kerdoncuff !

10 – Et voilà ceux du Catinat aussi donc ! Ils se suivent tous les deux, Madame Quéméneur ! »

     En bas, les canots accostent, tout au fond, sur les quais noirs, et ceux qui sont attendus montent les premiers.*

     D’abord les maris de ces dames, place aux anciens, qui passent devant ! Le goudron, le vent, le hâle, l’eau-de-vie, leur ont composé des minois chiffonnés de singes... Et on s’en va, bras dessus bras dessous, du côté de Recouvrance, dans quelque vieille rue sombre aux hautes maisons de granit ; tout à l’heure, on montera dans une chambre humide qui sent l’égout et le moisi de pauvre, où sur les meubles il y a des coquillages dans de la poussière et des bouteilles pêle-mêle avec des chinoiseries. Et, grâce à l’alcool acheté au cabaret d’en bas, on trouvera l’oubli de cette séparation cruelle avec un renouveau de ses vingt ans.

     Puis viennent les autres, les jeunes hommes qu’attendent les fiancées, les femmes ou les vieilles mères, et enfin, quatre à quatre, escaladant les marches de granit, toute la bande des grands enfants sauvages qu’Yves conduit à la fête de ses galons.

     Celles qui les attendent, ceux-ci, sont dans la rue des Sept-Saints, déjà sorties sur leur porte et au guet : femmes aux cheveux à la chien peignés sur les sourcils, – à la voix avinée et au geste horrible.

15 Tout à l’heure, ce sera pour elles, leur sève, leurs ardeurs contenues, – et leur argent. – C’est qu’ils payent bien, les matelots, le jour du retour, et, en plus de ce qu’ils donnent, il y a surtout ce qu’on leur prend après, quand par bonheur ils sont ivres à point...*

     Ils regardaient devant eux indécis, comme effarés, grisés déjà rien que de se trouver à terre.

     Où aller ? Par où commencer leurs plaisirs ?... Ce vent, cette pluie froide d’hiver et cette tombée sinistre de la nuit, – pour ceux qui ont un logis, un foyer, tout cela ajoute à la joie qu’on a de rentrer. À eux, cela leur faisait bien sentir le besoin de se mettre à l’abri, d’aller se réchauffer quelque part ; mais ils étaient sans gîte, ces pauvres exilés qui revenaient...

     D’abord ils errèrent, se tenant les uns les autres par le bras, riant à propos de tout, obliquant de droite ou de gauche, – ayant des allures de bêtes captives qu’on vient de lâcher.

     Puis ils entrèrent À la descente des navires, chez Madame Creachcadec.

20 À la descente des navires, c’était un bouge de la rue de Siam.

     L’air chaud y sentait l’alcool. Il y avait un feu de charbon dans une corbeille, et Yves s’assit devant. Depuis deux ou trois ans, c’était la première fois qu’il se trouvait dans une chaise. – Et du feu ! – Comme il savourait ce bien-être tout à fait inusité, de se sécher devant un brasier rouge ! – À bord, jamais ; – même dans les grands froids du cap Horn ou de l’Islande ; même dans les humidités pénétrantes, continues des hautes latitudes, jamais on ne se chauffe, jamais on ne se sèche. Pendant des jours, pendant des nuits, on reste mouillé, et on tâche de se donner du mouvement, en attendant le soleil.

     C’était une vraie mère pour les matelots, cette Madame Creachcadec ; tous ceux qui la connaissaient pouvaient bien le dire. Et puis elle leur comptait toujours, au plus juste prix, leurs dîners et leurs fêtes.*

     D’ailleurs, elle les reconnaissait tous. Ayant déjà de l’alcool dans sa tête grosse et rouge, elle essayait de répéter leurs noms, qu’elle les entendait se dire entre eux ; elle se souvenait bien de les avoir vus, du temps qu’ils étaient canotiers à bord de la Bretagne ; – et même elle croyait se rappeler leur enfance de mousse, sur l’Inflexible. Mais comme ils étaient devenus grands et beaux garçons depuis cette époque ! – Vraiment il fallait son oeil à elle, pour les reconnaître, ainsi changés...

     Et, au fond du cabaret, le dîner cuisait, sur des fourneaux qui répandaient une assez bonne odeur de soupe.

25 Dans la rue, on entendit un grand vacarme. Une troupe de matelots arrivait, chantant, scandant à pleine voix, sur un air très gai, ces paroles d’église : Kyrie Christe, Dominum nostrum ; Kyrie eleison...

     Ils entrèrent, chavirant les chaises, en même temps qu’une rafale du vent d’ouest couchait la flamme des lampes.*

     Kyrie Christe, Dominum nostrum... : les Bretons n’aimaient pas ce genre de chanson, venu sans doute des barrières de quelque grande ville.* Pourtant cette discordance était drôle entre les mots et la musique, et cela les fit rire.

     Du reste, c’était une bande débarquée de la Gauloise, et ils se reconnaissaient, ceux-ci et les autres ; ils avaient été mousses ensemble. L’un d’eux vint embrasser Yves : c’était Kerboul, son voisin de hamac à bord de l’Inflexible. Lui aussi était devenu grand et fort ; il était baleinier de l’amiral, et, comme il était assez sage, il portait depuis longtemps sur sa manche les galons rouges.

     L’air manquait dans ce cabaret, et on y faisait grand tapage. Madame Creachcadec apporta le vin chaud tout fumant, premier service du dîner commandé, – et les têtes commencèrent à tourner...

30 Il y eut du bruit, cette nuit-là, dans Brest ; les patrouilles eurent fort à faire.

     Dans la rue des Sept-Saints et dans celle de Saint-Yves, on entendit jusqu’au matin des chants et des cris ; c’était comme si on y eût lâché des barbares, des bandes échappées de l’ancienne Gaule* ; il y avait des scènes de joie qui rappelaient les rudesses primitives.

     Les matelots chantaient. Et les femmes, qui guettaient leurs pièces d’or, – agitées, échevelées dans ce grand coup de feu des retours de navire, – mêlaient leurs voix aigres à ces voix profondes.

     Les derniers arrivés de la mer, on les reconnaissait à leur teint plus bronzé, à leurs allures plus désinvoltes ; et puis ils traînaient avec eux des objets exotiques ; il y en avait qui passaient avec des perruches, mouillées, dans des cages ; d’autres avec des singes.*

     Ils chantaient, les matelots, à tue-tête, avec une sorte d’accent naïf, des choses à faire frémir, – ou bien des airs du Midi, des chansons basques, – surtout, de tristes mélopées bretonnes qui semblaient de vieux airs de biniou légués par l’antiquité celtique.*

35 Les simples, les bons, faisaient des choeurs en parties ; ils restaient groupés par village, et répétaient dans leur langue les longues complaintes du pays, retrouvant encore dans leur ivresse de belles voix sonores et jeunes.* D’autres bégayaient comme de petits enfants et s’embrassaient ; inconscients de leur force, ils brisaient des portes ou assommaient des passants.

     La nuit s’avançait ; les mauvais lieux seuls restaient ouverts, et, dans les rues, la pluie tombait toujours sur l’exubérance des gaietés sauvages...*

Notes

1 Procédé "impressionniste" utilisé souvent par les frères Goncourt : on commence un chapître in medias res sans explication. (A contraster avec Balzac, par exemple.) C'est au lecteur de faire l'analyse à partir de détails pour reconstituer le tout. Quand on commence avec un dialogue, comme ici, on pourrait aussi parler de théâtre.

7 Notez le "peut-être" : lisons-nous une oeuvre de fiction ou une étude de la réalité?

11 Changement de perspective intéressant de la fin du chapître précédent (III:43). On trouve un tel changement encore plus remarquable dans Pêcheur d'Islande II:11.22.

15 On retrouve dans Mon Frère Yves la misogynie du Roman d'un spahi.

22 A contraster avec Mme Tressoleur dans Pêcheur d'Islande III:15.

26 Ces matelots sont donc liés au vent, à la Nature.

27 Remarquez le "sans doute".

31 Encore une fois, lien direct entre les Bretons de l'époque et leurs ancêtres "primitifs".

33 A comparer avec la scène sur la navire-hôpital dans Pêcheur d'Islande III:4.

34 Les Celtes font donc partie de l'Antiquité avec les Grecs. C'est une valorisation de la culture celte très importante, surtout chez quelqu'un qui a étudié l'Antiquité classique comme Viaud.

35 Ces complaintes bretonnes se retrouvent dans Pêcheur d'Islande (I:4.5). Pour les étudiants de la culture bretonne de l'époque de Loti, elles étaient la preuve de l'existence de toute une culture artistique bretonne de longue date qui pouvait être comparée à celles de l'Irlande, de l'Ecosse, etc.: la culture des bardes. Le souvent décrié Bazraz-Breiz de Villemarqué, un peu l'équivalent breton de l'Ossian de MacPherson, date de 1839.

36 Ces Bretons, "sauvages", ont su préserver la force originale de l'homme, rendu faible ailleurs par la civilisation.

V

... Six heures du matin, le lendemain. Une masse noire ayant forme humaine dans un ruisseau, – au bord d’une espèce de rue déserte surplombée par des remparts.* – Encore l’obscurité ; encore la pluie, fine et froide ; et toujours le bruit de ce vent d’hiver – qui avait veillé, comme on dit en marine, et passé la nuit à gémir.

     C’était en bas, un peu au-dessous du pont de Brest, au pied des grands murs, à cet endroit où traînent d’habitude les marins sans gîte, ivres morts, qui ont eu une intention vague de retourner vers leur navire et sont tombés en route.

Le pont de Brest

Source: http://www.ibretagne.net/FR/

     Déjà une demi-lueur dans l’air ; quelque chose de terne, de blafard, un jour d’hiver se levant sur du granit. L’eau ruisselait sur cette forme humaine qui était à terre, et, tout à côté, tombait en cascade dans le trou d’un égout.

     Il commençait à faire un peu plus clair ; une sorte de lumière se décidait à descendre le long de ces hautes murailles de granit. – La chose noire dans le ruisseau était bien un grand corps d’homme, un matelot, qui était couché les bras étendus en croix.

5   Un premier passant fit un bruit de sabots de bois sur les pavés durs, comme en titubant. Puis un autre, puis plusieurs. Ils suivaient tous la même direction, dans une rue plus basse qui aboutissait à la grille du port de guerre.

     Bientôt cela devint extraordinaire, ce tapotement de sabots ; c’était un bruit fatigant, continu, martelant le silence comme une musique de cauchemar.

     Des centaines et des centaines de sabots, piétinant avant jour, arrivant de partout, défilant dans cette rue basse ; une espèce de procession matineuse de mauvais aloi : – c’étaient les ouvriers qui rentraient dans l’arsenal, encore tout chancelants d’avoir tant bu la veille, la démarche mal assurée, et le regard abruti.*

     Il y avait aussi des femmes laides, hâves, mouillées, qui allaient de droite et de gauche comme cherchant quelqu’un ; dans le demi-jour, elles regardaient sous le nez les hommes à grand chapeau breton, – guettant là, pour voir si le mari, ou le fils, était enfin sorti des tavernes, s’il irait faire sa journée de travail.

     L’homme couché dans le ruisseau fut aussi examiné par elles ; deux ou trois se baissèrent pour mieux distinguer sa figure. Elles virent des traits jeunes, mais durcis, et comme figés dans une fixité cadavérique, des lèvres contractées, des dents serrées. Non, elles ne le connaissaient pas. Et puis ce n’était pas un ouvrier, celui-là ; il portait le grand col bleu des matelots.*

10 Cependant l’une, qui avait un fils marin, essaya, par bonté d’âme, de le retirer de l’eau. Il était trop lourd.

     « Quel grand cadavre ! » dit-elle en lui laissant retomber les bras.

     Ce corps sur lequel étaient tombées toutes les pluies de la nuit, c’était Yves.*

     Un peu plus tard, quand le jour fut tout à fait levé, ses camarades qui passaient le reconnurent et l’emportèrent.

     On le coucha, tout trempé de l’eau du ruisseau, au fond de la grande chaloupe, mouillée des embruns de la mer, et bientôt on se mit en route à la voile.

15  La mer était mauvaise ; le vent debout. Ils louvoyèrent longtemps et ils eurent du mal pour atteindre leur navire.

Notes

1 Encore une fois, Loti commence le chapître in medias res. C'est à nous de faire l'analyse nécessaire pour comprendre où nous sommes et ce qui se passe.

7 Ici le son des sabots de bois sur le pavé forme une image sonore remarquable. Paul Gauguin - qui connaissait les oeuvres de Loti - s'en souvient-il quand il écrit à son ami le peintre Emile Schuffenecker, lors de son retour à Pont-Aven en 1888, "Quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j'entends le ton sourd, mat et puissant que je cherche en peinture..." (V. Merlhès, Correspondance de Paul Gauguin, 1873-1888 [Paris: Fondation Singer-Polignac, 1984] p. 172)

9 Ces femmes, elles aussi, font de l'analyse à partir de détails visuels.

12 Procédé bien impressionniste : on arrive enfin à la réponse, après toutes les indications. Balzac aurait commencé où Loti aboutit.

VI

... Yves s’éveilla lentement vers le soir ; C’étaient d’abord des sensations de douleur, qui revenaient une à une, comme au sortir d’une espèce de mort. Il avait froid, froid jusqu’au coeur de ses membres.

     Surtout il était engourdi et meurtri, – étendu depuis des heures sur une couche dure : alors il essaya un premier effort, à peine conscient, pour se retourner. Mais son pied gauche, qui lui fit tout à coup grand mal, était pris dans une chose rigide contre laquelle on sentait bien qu’il n’y avait pas de lutte possible. – Ah ! oui, il reconnaissait cette sensation, il comprenait maintenant : les fers !...*

     Il connaissait bien déjà ce lendemain inévitable des grandes nuits de plaisirs : être rivé à la barre par une boucle, pour des jours entiers ! Et ce lieu où il devait être, il le devinait sans prendre la peine d’ouvrir les yeux, ce recoin étroit comme une armoire, et sombre, et humide, avec une odeur de renfermé et un peu de jour pâle tombant d’en haut par un trou : la cale du Magicien !

     Seulement il confondait ce lendemain de fête avec d’autres qui s’étaient passés ailleurs, – là-bas, bien loin, en Amérique ou dans les ports de la Chine... Était-ce pour avoir battu les alguazils de Buenos-Ayres ? Ou bien était-ce la mêlée sanglante de Rosario qui l’avait mené là ? ou encore l’affaire avec les matelots russes à Hong-Kong ?... Il ne savait plus bien, à quelques milliers de lieues près, n’ayant pas la notion du pays où il se trouvait.*

5   Tous les vents et toutes les lames de la mer avaient bien pu promener le Magicien par tous les pays du monde ; elles l’avaient secoué, roulé, meurtri au dehors, mais sans parvenir à défaire l’arrangement de toutes ces choses qui étaient dans cette cale, de toutes ces bobines de cordes sur des étagères, – sans déplacer cet habit de plongeur qui devait être là pendu derrière lui, avec ses gros yeux et son visage de morse ; ni changer cette odeur de rat, de moisissure et de goudron.

     Il sentait toujours ce froid, si profond, que c’était comme une douleur jusque dans ses os ; alors il comprit que ses vêtements étaient mouillés et son corps aussi. Toute cette pluie de la veille, ce vent, ce ciel sombre, lui revinrent vaguement à la mémoire... On n’était donc plus là-bas dans les pays bleus de l’équateur !... Non, il se rappelait maintenant : c’était la France, la Bretagne, c’était le retour tant rêvé.

     Mais qu’avait-il fait pour être déjà aux fers, à peine arrivé dans son pays ? Il cherchait et ne trouvait pas. Puis un souvenir lui revint tout à coup, comme d’un rêve : pendant qu’on le hissait à bord, il s’était un peu réveillé, disant qu’il monterait tout seul et il avait vu justement devant lui, par fatalité, certain vieux maître qu’il avait en aversion. Il lui avait dit aussitôt de très vilaines injures ; après, il y avait eu bousculade, et puis il ne savait plus le reste, étant à ce moment-là retombé inerte et sans connaissance.

     Mais alors,... La permission qu’on lui avait promise pour aller dans son village de Plouherzel, on ne la lui donnerait pas !...* Toutes ces choses attendues, désirées pendant trois ans de misère, étaient perdues ! Il songea à sa mère et sentit un grand coup dans le coeur ; ses yeux s’ouvrirent effarés, regardant en dedans, dilatés dans une fixité étrange par un tumulte de choses intérieures.* Et, avec l’espoir que ce n’était qu’un mauvais rêve, il essaya de secouer dans l’anneau de fer son pied meurtri.

     Alors un éclat de rire sonore, profond, partit comme une fusée dans la cale noire : un homme, vêtu d’un tricot rayé collant sur le torse, était debout devant Yves et le regardait ; dans son rire, il renversait en arrière une tête admirable et montrait ses dents blanches avec une expression féline.

10  « Alors, tu te réveilles ? » interrogea l’homme de sa voix mordante, qui vibrait avec l’accent bordelais.

     Yves reconnut son ami Jean Barrada, le canonnier, et, levant les yeux vers lui, il lui demanda si je le savais.

     « Té ! » dit Barrada avec sa gouaillerie de Gascon, « s’il le sait ! Il est descendu trois fois et même il a mené le docteur ici pour te voir ; tu étais raide, tu leur as fait peur. Et je suis de faction ici, moi, pour le prévenir si tu bouges.

     – Et pour quoi faire ? Je n’ai pas besoin qu’il revienne, ni lui ni personne.  – N’y va pas, Barrada, entends-tu bien, je te le défends !... »

     Ainsi c’était fait ; il était retombé encore, et toujours, dans son même vice. Et, toutes les rares fois qu’il touchait la terre, cela finissait ainsi, et il n’y pouvait rien !* C’était donc vrai, ce qu’on lui avait dit, que cette habitude était terrible et mortelle, et qu’on était bien perdu quand une fois on l’avait prise.* De rage contre lui-même, il tordit ses bras musculeux qui craquèrent ; il se souleva à demi, serrant ses dents, qu’on entendit crisser, et puis retomba, la tête sur les planches dures. Oh ! Sa pauvre mère, elle était là tout près et il ne la verrait pas, depuis trois ans qu’il en avait envie !... C’était ça, son retour en France ! Quelle misère et quelle angoisse !

15 « Au moins tu devrais te changer, dit Barrada. Rester tout mouillé comme tu es, ça n’est pas sain, et tu attraperas du mal.

     – Tant mieux alors, Barrada !... À présent, laisse-moi. »

     Il parlait d’un ton dur, le regard sombre et méchant ; et Barrada, qui le connaissait bien, comprit qu’en effet il fallait le laisser.

     Yves détourna la tête et se cacha d’abord le visage sous ses deux bras relevés ; puis, craignant que Barrada ne s’imaginât qu’il pleurait, par fierté il changea sa pose et regarda devant lui. Ses yeux, dans leur atonie fatiguée, gardaient une fixité farouche, et sa lèvre, plus avancée que de coutume, exprimait ce défi de sauvage qu’en lui-même il jetait à tout. Dans sa tête il formait de mauvais projets ; des idées conçues déjà autrefois, à des heures de rébellion et de ténèbres lui étaient revenues.*

     Oui, il s’en irait, comme son frère Goulven, comme ses frères ; cette fois, c’était bien décidé et bien fini. La vie de ces forbans qu’il avait rencontrés sur les baleiniers d’Océanie, ou dans les lieux de plaisir des villes de la Plata, cette vie aux hasards de la mer sans loi et sans frein, depuis longtemps l’attirait* : c’était dans son sang d’ailleurs, c’était de famille.

20 Déserter pour aller naviguer au commerce à l’étranger, ou faire la grande pêche, c’est toujours le rêve qui obsède les matelots, et les meilleurs surtout, dans leurs moments de révolte.

     Il y a de beaux jours en Amérique pour les déserteurs ! Lui ne réussirait pas, il se le disait bien ; il était trop voué à la peine et au malheur ; mais, si c’est la misère, au moins, là-bas, on est affranchi de tout !

     Sa mère !... Eh bien, en se sauvant, il passerait par Plouherzel, la nuit, pour l’embrasser. Toujours comme son frère Goulven, qui avait fait cela, lui, jadis ; il s’en souvenait, de l’avoir vu arriver une nuit, avec l’air de se cacher ; on avait tenu tout fermé pendant la journée d’adieu qu’il avait passée à la maison. Leur pauvre mère avait beaucoup pleuré, il est vrai. Mais qu’y faire ? C’est fatal, cela !... Et ce frère Goulven, comme il avait l’air décidé et fier !

     À part sa mère, Yves avait à ce moment tout le reste en haine. Il songeait à ces années de sa vie déjà dépensées au service, dans la séquestration des navires de guerre, sous le fouet de la discipline ; il se demandait au profit de qui et pourquoi. Son coeur débordait de désespoirs amers, d’envies de vengeance, de rage d’être libre... Et, comme j’étais cause, moi, qu’il s’était rengagé pour cinq ans à l’état, alors il m’en voulait aussi et me confondait dans son ressentiment contre tous les autres.

    Barrada l’avait quitté, et la nuit de décembre était venue. Par le panneau de la cale, on ne voyait plus descendre la lueur grise du jour ; ce n’était plus qu’une buée d’humidité qui tombait par là et qui était glacée.

25 Un homme de ronde était venu allumer un fanal, dans une cage grillée, et tous les objets de la cale s’étaient éclairés confusément. Yves entendit au-dessus de lui faire le branle-bas du soir, tous les hamacs qui s’accrochaient, et puis le premier cri des hommes de quart marquant les demi-heures de la nuit.

     Au dehors, il ventait toujours, et, à mesure que le silence des hommes se faisait, on percevait plus fort les grandes voix inconscientes des choses. En haut, il y avait un mugissement continu dans la mâture ; on entendait aussi la mer au milieu de laquelle on était et qui, de temps en temps, secouait tout, comme par impatience. À chaque secousse, elle faisait rouler la tête d’Yves sur le bois humide, et lui avait mis ses mains dessous pour que cela lui fît moins de mal.

     La mer, elle aussi, était cette nuit-là sombre et méchante ; tout le long des parois du navire, on l’entendait sauter et faire son bruit.

     Sans doute, à cette heure, personne ne descendrait plus dans la cale. Yves était seul par terre rivé à sa boucle, l’anneau de fer au pied, et maintenant ses dents claquaient.

Notes

2 Analyse d'abord, cette fois à travers la pensée de Yves.

4 Proust a dû se souvenir de ce chapître en écrivant les premières pages d'A la recherche du temps perdu. Yves traversant les souvenirs qui lui reviennent pour se situer dans le temps et l'espace préfigure Marcel dans sa chambre d'hôtel qui fait la même chose. Pour relire le passage de Combray, cliquez ici.

8 Un exemple du discours indirect libre si cher à Flaubert.

8 Toujours le regard intérieur de l'artiste. Cf. Chapître III:17.

14 C'est l'opinion de qui ici? De Yves? Du narrateur?

14 Proust, lui aussi, dans les premières pages de la Recherche, parlera des effects néfastes de l'habitude.

18 L'autre grand révolté de Loti sera Ramuntcho.

19 Ici Loti construit un Yves qui partage son propre désir d'une vie "sans loi et sans frein". Cf. surtout Aziyadé et Le Roman d'un enfant.

VII

Pourtant, une heure après, Jean Barrada reparut encore, ayant l’air d’être venu ranger un de ces palans dont on se sert pour les canons.*

     Et, cette fois, Yves l’appela tout bas :

     « Barrada, tu devrais bien me donner un peu d’eau douce pour boire. »

     Barrada alla vite chercher sa petite moque, qu’il portait pendue à sa ceinture le jour et qu’il serrait la nuit dans un canon ; il y mit de l’eau, qui était couleur de rouille, ayant été rapportée de la Plata dans une caisse de fer, et un peu de vin volé à la cambuse et un peu de sucre volé à l’office du commandant.

5   Et puis il souleva la tête d’Yves, tout doucement avec bonté, et le fit boire.

     « Et à présent, dit-il, veux-tu te changer ?

     – Oui », répondit Yves d’une toute petite voix, devenue presque enfantine, et qui était drôle par contraste avec sa manière de tout à l’heure.

     À deux, ils le déshabillèrent, lui se laissant câliner comme un enfant. On essuya bien sa poitrine, ses épaules et ses bras, on lui mit des vêtements secs et on le recoucha en plaçant sous sa tête un sac pour qu’il pût mieux dormir.*

     Quand il leur dit merci, un bon sourire, le premier, vint changer toute sa figure. C’était la fin ; son coeur était amolli et redevenu lui-même.* Aujourd’hui, cela n’avait pas été bien long.

10 Il sentait un attendrissement infini en songeant à sa mère, et une envie de pleurer ; quelque chose comme une larme vint même dans ses yeux, qui étaient durs pourtant à cette faiblesse-là... Peut-être serait-on encore un peu indulgent pour lui à cause de sa bonne conduite à bord, de son courage à la peine et de son rude travail dans les mauvais temps. – Si c’était possible, – si on ne lui donnait pas une punition trop grave, il est certain qu’il ne recommencerait plus et se ferait tout pardonner.

     C’était une grande résolution, cette fois. Quand il avait bu seulement un verre d’eau-de-vie, après les longues abstinences de la mer, tout de suite sa tête partait, et alors il lui en fallait d’autres, et d’autre encore. Mais, en ne commençant pas du tout et en ne buvant jamais rien, il aurait encore un moyen sûr de rester sage.

     Son repentir avait la sincérité d’un repentir d’enfant, et il croyait beaucoup que, s’il pouvait échapper pour cette fois à ce conseil terrible qui mène les matelots en prison, ce serait sa dernière grande faute.

     Il avait aussi espoir en moi, et puis, surtout, envie de me voir. Et il pria Barrada de monter me chercher.

Notes

1 Qui parle ici? Pour qui est-ce que Barrada "a l'air d'être venu..."? Il n'y a pas, encore, de narrateur omniscient.

8 Ici l'ambiguïté de l'on est particulièrement évident. Nous ne voyons que Barrada et Yves. Mais dans le paragraphe suivant Yves leur dit merci. Qui donc est avec Barrada, en train de déshabiller Yann et d'essuyer sa poitrine, ses épaules, et ces bras musculeux si souvent remarqués par le narrateur?

9 Cette idée revient souvent dans ce roman : pour Loti, comme pour Conrad et pour Freud, il y a une bête sauvage à l'intérieur de l'homme, mais cette bête sauvage n'est pas l'homme.

VIII

Il y avait sept ans qu’Yves était mon ami quand il fit cette équipée de retour.

     Nous étions entrés dans la marine par des portes différentes : lui, deux années avant moi, bien qu’il fût de quelques mois le plus jeune.

     Le jour où j’étais arrivé à Brest, en 1867, pour y prendre ce premier uniforme de marin en toile dure, que je vois encore, le hasard m’avait fait rencontrer Yves Kermadec chez un protecteur à lui, un vieux commandant qui avait connu son père. Yves était alors un enfant de seize ans. On me dit qu’il allait passer novice après deux années de mousse. Pour le moment, il revenait de son pays, à l’expiration d’une permission de huit jours qu’on lui avait donnée ; il semblait avoir le coeur très gros des adieux qu’il venait de faire pour longtemps à sa mère. Cela, et notre âge, qui était à peu près le même, c’était entre nous deux points communs.

     Un peu plus tard, étant devenu midship, je retrouvai sur mon premier navire ce Kermadec, qui s’était fait homme et qui était gabier.

5   Alors je le choisis pour être mon gabier de hamac.

     Pour un midship, le gabier de hamac, c’est le matelot chargé de lui accrocher tous les soirs son petit lit suspendu et de le lui décrocher tous les matins.

     Avant d’emporter le hamac, il faut naturellement réveiller le dormeur qui est dedans et le prier de descendre ; cela se fait, en général, en lui disant :

     « Il est branle-bas, capitaine. »

     On répète plusieurs fois cette phrase jusqu’à ce qu’elle ait produit son effet. Après, on roule soigneusement la petite couchette suspendue et on l’emporte.

10 Yves s’acquittait très bien de ce service. De plus, nous nous rencontrions journellement pour la manoeuvre, là-haut, dans la grande hune.

     Il y avait une solidarité dans ce temps-là, entre les midships et les gabiers, surtout pendant les campagnes lointaines comme celles que nous faisions ; cela devenait entre nous très cordial. À terre, dans les milieux étranges où, quelquefois, nous rencontrions la nuit nos gabiers, il nous arrivait de les appeler à la rescousse quand il y avait péril ou mauvaise aventure ; et alors, ainsi réunis, on pouvait faire la loi.

     Dans ces cas-là, Yves était notre allié le plus précieux.

     Comme notes au service, les siennes n’étaient pas excellentes : « Exemplaire à bord ; l’homme le plus capable et le plus marin ; mais sa conduite à terre n’est plus possible. » ou bien : « A montré un courage et un dévouement admirables », et puis : « Indiscipliné, indomptable. » ailleurs : « Zèle, honneur et fidélité », avec : « Incorrigible » en regard, etc. Ses nuits de fer, ses jours de prison ne se comptaient plus.

     Au moral comme au physique, grand, fort, beau, avec quelques irrégularités de détails.*

15 À bord, il était le gabier infatigable, toujours à l’ouvrage, toujours vigilant, toujours leste, toujours propre.

     À terre, le marin en bordée, tapageur, ivre, c’était toujours lui ; le matelot qu’on ramassait le matin dans un ruisseau, à moitié nu, dépouillé de ses vêtements comme un mort, par les nègres quelquefois, ailleurs par les Indiens ou par les Chinois, c’était encore lui. Lui aussi, le matelot échappé, qui battait les gendarmes ou jouait du couteau contre les alguazils...* Tous les genres de sottises lui étaient familiers.

     D’abord je m’amusais des choses que faisait ce Kermadec. Quand il allait à terre avec sa bande, on se demandait au poste des midships : « Quelle nouvelle histoire apprendrons-nous demain matin ? dans quel état vont-ils revenir ? » Et moi je songeais : « Mon hamac ne sera pas fait d’au moins deux jours. »

     Cela m’était égal pour mon hamac ; seulement ce Kermadec était si dévoué, il paraissait avoir un si brave coeur, que j’avais fini par m’attacher à cette espèce de forban généralement gris. Je ne riais plus tant de ses méfaits dangereux, et j’aurais préféré les empêcher.

     Cette première campagne terminée, et nous séparés, il se trouva que le hasard nous réunit encore sur un autre navire.* Oh ! Alors, cela devint presque de l’affection.

20 Et puis il y eut, à ce second grand voyage, deux circonstances qui nous rapprochèrent beaucoup.

     La première fois, c’était à Montevideo, un matin, avant le jour.* Yves était à terre depuis la veille, et moi j’arrivais au quai, dans un grand canot armé de seize hommes, avec mission de faire provision d’eau douce.

     Je me rappelle cette demi-lueur fraîche du matin, ce ciel déjà lumineux et encore étoilé, ce quai désert que nous longions, en ramant doucement, cherchant l’aiguade, cette grande ville, qui avait un faux air d’Europe, avec je ne sais quoi d’encore sauvage.

     En passant, nous voyions ces longues rues droites, immenses, s’ouvrir l’une après l’autre sur ce ciel qui blanchissait. À cette heure indécise où la nuit allait finir, plus une lumière, plus un bruit ; de loin en loin, quelque rôdeur sans gîte, à l’allure hésitante ; le long de la mer, des tavernes dangereuses, grandes bâtisses en planches, sentant les épices et l’alcool, mais fermées et noires comme des tombeaux.

     Nous nous arrêtâmes devant une qui s’appelait la taverne de la Indépendancia.

25 Une chanson espagnole venant de l’intérieur, comme étouffée ; une porte entre-bâillée sur la rue ; deux hommes dehors, se donnant des coups de couteau ; une femme ivre, qu’on entendait vomir le long du mur. Sur le quai, des monceaux de peaux de boeufs des pampas fraîchement écorchés, infectant l’air pur et délicieux d’une odeur de venaison...

     Un convoi singulier sortit de cette taverne : quatre hommes en emportant un autre, qui devait être très ivre, sans connaissance.* Ils se hâtaient vers les navires, comme ayant peur de nous.

     Nous connaissions ce jeu, qui est en usage dans les mauvais lieux de cette côte ; enivrer les marins, leur faire signer quelque engagement insensé, et puis les embarquer de force quand ils ne tiennent plus debout. Ensuite on appareille, bien vite, et, quand l’homme revient à lui, le navire est loin ; alors il est pris, sous un joug de fer, on l’emmène, comme un esclave, pêcher la baleine, loin de toute terre habitée. Une fois là, d’ailleurs, plus de danger qu’il ne s’échappe, car il est déserteur à son pays, perdu...

     Donc, ce convoi qui passait nous semblait suspect. Ils se pressaient comme des voleurs, et je dis aux matelots : « Courons-leur dessus ! »

     Eux, alors, de lâcher leur fardeau, qui tomba lourdement par terre, et puis de s’enfuir à toutes jambes.

30 Le fardeau, c’était Kermadec. Du temps que nous étions occupés à le ramasser, à le reconnaître, nous avions laissé échapper les autres, qui s’étaient enfermés dans la taverne. Les matelots voulaient enfoncer les portes, la prendre d’assaut, mais il en serait résulté des complications diplomatiques avec l’Uruguay.

     D’ailleurs Yves était sauvé, et c’était l’essentiel. Je le rapportai à bord, couché dans un manteau, sur les outres qui contenaient notre provision d’eau douce. Cela m’attacha beaucoup à lui de lui avoir rendu service.

     La seconde fois, c’était à Pernambuco. J’avais perdu sur parole, dans une maison de jeu, avec des Portugais. Le lendemain, il fallait donner cet argent, et, comme il ne m’en restait pas, ni aux amis du poste non plus, cela devenait difficile.

     Yves avait pris cette situation très au tragique, et vite il était venu m’offrir son argent à lui, qui était déposé sous ma garde dans un tiroir de mon secrétaire.

35 « Ca me ferait tant de plaisir, capitaine, si vous vouliez le prendre ! D’abord je n’ai plus besoin d’aller à terre, moi, et même ça me rendrait service, vous le savez bien, de ne plus pouvoir y retourner.

     – Eh bien, oui, mon brave Yves, je l’accepterais pour quelques jours, ton argent, puisque tu veux me le prêter ; mais c’est que, vois-tu, il me manquerait encore cent francs. Alors, tu comprends, ça ne vaut pas la peine.

     – Encore cent francs ? Je crois que je les ai en bas dans mon sac. »

     Et il s’en alla, me laissant très étonné. Dans son sac, encore cent francs, cela n’était pas vraisemblable.

     Il fut très longtemps à revenir. Il ne trouvait pas. J’avais prévu cela.

40 Enfin il reparut :

     « Voilà », dit-il en me tendant son pauvre porte-monnaie de matelot avec une bonne figure heureuse.

     Alors une frayeur me vint, et je lui dis, pour voir :

     « Yves, prête-moi aussi ta montre, je te prie ; j’ai laissé la mienne en gage. »

     Il se troubla beaucoup, racontant qu’elle était cassée. J’avais deviné juste : pour avoir ces cent francs, il venait de la vendre avec la chaîne, moitié de son prix, à un quartier-maître du bord.*

45 Aussi Yves savait-il qu’il pouvait en appeler à moi en toute circonstance. Et, quand Barrada vint me chercher de sa part, je descendis le trouver dans la cale, aux fers.

    Mais il s’était mis cette fois dans un cas bien grave en bousculant ce vieux maître, et j’eus beau intercéder pour lui, la punition fut dure. Quatre mois après, il lui fallut repartir sans avoir vu sa mère.

     Au moment de m’embarquer avec lui sur la Sibylle pour un tour du monde en trois cents jours, je l’emmenai un dimanche à Saint-Pol-de-Léon, afin de le consoler.

     C’était tout ce que je pouvais pour lui, car son Plouherzel était bien loin de Brest, dans les Côtes-du-Nord*, au fond d’un pays perdu, et on n’avait encore construit par là aucun chemin de fer capable, en une journée, de nous y conduire.

Notes

14 L'ambiguïté morale de Yves est la préoccupation constante de Loti. C'est ce qui rend ce roman une oeuvre de suspense.

16 Alguazil = gendarme en espagnol.

19 Loti attribue ses rencontres avec Yves au hasard à travers le roman. On n'a pas besoin d'être psychiatre pour comprendre pourquoi.

21 D'après Vercier (p. 357), Julien Viaud n'a jamais rencontré Pierre Le Cor à Montevideo.

26"un autre, qui devait être très ivre" : cette scène est racontée par quelqu'un qui l'a vue. Ce style, qui présente les événements non pas par un narrateur omniscient mais à travers les yeux et les pensées de quelqu'un qui est présent à la scène, explique, en partie, ce qui a rendu les meilleurs textes de Loti si réels pour ses lecteurs - et pourquoi ils les croyaient autobiographiques.

44 Cette épisode renvoie, d'une façon très significative, au roman précédent de Loti, Le Roman d'un spahi (1881). Dans celui-ci, l'amante africaine de Jean Peyral, Fatou-gaye, vole une centaine de francs à son amant pour s'acheter des bijoux (Introduction:IX) et plus tard lui vole sa montre (II:XXXIII). Si Yves vend sa propre montre pour prêter cent francs à Loti, ne pourrait-on pas interpréter ces "signes" comme une preuve d'une émotion inconnue à Fatou-gaye?

48 Aujourd'hui les Côtes d'Amor.

IX

5 mai 1875.

     Il y avait des années qu’Yves rêvait de revoir ce Saint-Pol-de-Léon, le pays de sa naissance.

     Du temps que nous naviguions ensemble sur la mer brumeuse, souvent en passant au large, balancés par la houle grise, nous avions vu le clocher légendaire de Creizker se dresser dans les lointains noirs, au-dessus de cette bande triste et monotone qui représentait là-bas la terre de Bretagne, le pays de Léon.

Le Kreizker et l'Eglise de loin

     Et les nuits de quart, nous chantions la chanson bretonne :

     Je suis natif du Finistère,
À Saint-Pol j’ai reçu le jour.
Mon clocher est l’plus beau d’la terre,
Mon pays, l’plus beau d’alentour.
………
Rendez-moi ma bruyère,
Et mon clocher à jour.

5   Mais c’était comme une fatalité, comme un sort jeté sur nous : jamais nous n’avions pu réussir à y aller, à ce Saint-Pol.* Au dernier moment, quand nous nous mettions en route, toujours des empêchements nouveaux ; notre navire recevait des ordres inattendus et il fallait repartir. Et nous avions fini par attacher je ne sais quelle pensée superstitieuse à ce clocher de Creizker, entrevu seulement, et toujours de loin, en silhouette, au bout de l’horizon sombre.

     Cette fois pourtant, cela semble assuré, nous y allons pour tout de bon.

     Dans le coupé d’une vieille diligence de campagne, nous sommes assis tous deux à côté d’un curé breton. Les chevaux nous emportent assez bon train vers le pays de Saint-Pol, et tout cela a un air très réel.

     C’est de bon matin, aux premiers jours de mai ; cependant la pluie tombe fine et grise comme une pluie d’hiver. Clopin-clopant, par la route tortueuse, montant les pentes raides, descendant dans les bas-fonds humides, nous roulons au milieu des bois et des rochers. Les hauteurs sont couvertes de sapins noirs. Dans les lieux bas, ce sont de grands chênes ou des hêtres, dont les feuilles toutes neuves, toutes mouillées, sont d’un vert très tendre. Le long du chemin, il y a des tapis de marguerites et de fleurs bretonnes ; les premiers silènes roses et les premières digitales.

     Au détour d’un rocher, la pluie cesse comme le vent et, du même coup, tout change d’aspect.

10 Nous découvrons à perte de vue un grand pays plat, une lande aride, nue comme un désert : le vieux pays de Léon, au fond duquel, tout là-bas, le Creizker dresse sa flèche de granit.

     Il a du charme pourtant, ce pays triste, et Yves sourit en apercevant son clocher qui s’approche.

     Les ajoncs sont en fleur, et toute la plaine est d’une couleur d’or. Par places, il y a des zones roses, qui sont des bruyères. Un voile de vapeurs gris-perle, d’une teinte très douce, d’une teinte septentrionale, couvre le ciel tout d’une pièce, et, dans la monotonie de ce pays jaune et rose, tout au bout de l’horizon profond, rien que ces points saillants : la silhouette de Saint-Pol et des trois clochers noirs.*

     Des petites filles bretonnes chassent devant elles des troupeaux de moutons dans les bruyères ; de jeunes gars les effarouchent en caracolant sur des chevaux nus ; des carrioles passent, chargées de femmes en coiffe blanche qui s’en vont entendre la messe à la ville. Les cloches sonnent, la route s’anime joyeusement, nous arrivons.

Notes

5 Faites attention aux pronoms quand Loti parle de Yves. Avec "nous", il les met en couple.

12 Proust se souvint-il de ce passage en décrivant les trois clochers que Marcel voyait de loin dans la première partie de la Recherche?

X

Quand nous eûmes déjeuné tous deux dans l’auberge la plus comme il faut, nous trouvâmes que la matinée d’hiver avait fait place à une belle journée de mai. Dans les petites rues solitaires, des branches de lilas, des grappes de glycines, des digitales roses que personne n’avait semées égayaient les murs gris ; il y avait du vrai soleil, et tout sentait le printemps.

     Et Yves regardait partout, s’étonnant qu’aucun souvenir ne lui revînt de sa petite enfance, cherchant, cherchant très loin dans sa mémoire, ne reconnaissant rien, et alors, peu à peu, se trouvant désenchanté.*

     Sur la grand’place de Saint-Pol, la foule du dimanche était assemblée, et c’était comme un tableau du Moyen Âge.* La cathédrale des anciens évêques de Léon dominait cette place, l’écrasait de sa masse aux dentelures noires, y jetant une grande ombre des temps passés.

La cathédrale des anciens évêques à gauche, et la grande place. Le Creizker est au fond, à gauche

Autour, il y avait des maisons antiques à pignons et à tourelles ; tous les buveurs du dimanche, portant de travers leur feutre large, étaient attablés devant les portes. Cette foule en habits bretons, qui était là vivante et alerte, était encore pareille à celle des anciens jours ; dans l’air, on n’entendait vibrer que les syllabes dures, le ya septentrional de la langue celtique.

     Yves passa assez distrait dans l’église, sur les dalles funéraires et sur les vieux évêques endormis.

Dalle funéraire de l'église

5   Mais il s’arrêta tout pensif à la porte, devant les fonts baptismaux.

Les fonts baptismaux

     « Regardez, dit-il, on m’a tenu là-dessus. Et nous devions demeurer tout près d’ici ; ma pauvre mère m’a souvent dit que, le jour de mon baptême, quand on lui a fait ce vilain affront de ne pas sonner pour moi, vous savez bien, de son lit, elle avait entendu chanter les prêtres. »

     Malheureusement Yves a négligé de prendre à Plouherzel, auprès de sa mère, les indications qu’il nous aurait fallu pour retrouver cette maison où ils demeuraient.

     Il avait compté sur sa marraine, nommée Yvonne Kergaoc, qui devait habiter précisément sur cette place de l’église. Et, en arrivant, nous avions demandé cette Yvonne Kergaoc ; on s’en souvenait bien.

     « Mais d’où revenez-vous donc, mes bons messieurs ?... Elle est morte depuis douze ans ! »

10 Quant aux Kermadec, non, personne ne se les rappelait, ceux-là. Et il n’y avait guère à s’en étonner : depuis plus de vingt ans, ils avaient quitté le pays.

     Nous montâmes au clocher de Creizker ; naturellement, c’était haut, cela n’en finissait plus, cette pointe dans l’air. Nous dérangions beaucoup les vieilles corneilles nichées dans le granit.

     Une merveilleuse dentelle de pierre grise, qui montait, qui montait toujours, et qui était légère à donner le vertige. Nous nous élevions là dedans par une spirale étroite et rapide, découvrant par toutes les découpures du clocher à jour des échappées infinies.

Le clocher du Kreizker, avec sa detelle de pierre grise

     En haut, isolés tous deux dans l’air vif et dans le ciel bleu, nous regardions les choses comme en planant. Sous nos pieds d’abord, il y avait les corneilles qui tournoyaient comme un nuage, nous donnant un concert de cris tristes ; beaucoup plus bas, la vieille ville de Saint-Pol, tout aplatie, une foule lilliputienne s’agitant dans ses petites rues grises, comme un essaim de bugel-noz ; à perte de vue, du côté du sud, s’étendait le pays breton jusqu’aux Montagnes Noires ; et puis, au nord, c’était le port de Roscoff avec des milliers de petits rochers bizarres criblant de leurs têtes pointues le miroir de la mer, – le miroir de la grande mer bleu pâle, qui s’en allait se fondre là-bas très loin dans la pâleur semblable du ciel.

     Cela nous amusait d’avoir enfin réussi à monter dans ce Creizker, qui nous avait tant de fois regardés passer au milieu de cette eau infinie ; lui, planté tranquille, toujours là, inaccessible et immuable, quand nous, pauvres gens de la mer, nous étions malmenés par tous les mauvais vents du large.

15 Cette dentelle de granit qui nous soutenait en l’air était polie, rongée par les vents et les pluies de quatre cents hivers. Elle était d’un gris foncé à reflets roses ; il y avait dessus, par plaques, ce lichen jaune, cette mousse du granit qui met des siècles à pousser et qui jette ses tons dorés sur toutes les vieilles églises bretonnes.* Les gargouilles à laide figure, les petits monstres aux traits vagues, qui vivent là-haut dans l’air, grimaçaient à côté de nous au soleil, comme gênés d’être regardés de si près, comme s’étonnant en eux-mêmes d’être si vieux, d’avoir essuyé tant de tempêtes et de se retrouver en pleine lumière. C’était ce monde-là qui avait présidé de haut à la naissance d’Yves ; c’était ce monde aussi qui de loin nous regardait avec bienveillance passer sur la mer, quand nous ne distinguions, nous, qu’une indécise flèche noire. Et nous faisions connaissance avec lui.*

     Yves était toujours très désenchanté pourtant de n’avoir retrouvé aucune trace de son ancienne demeure ni de son père ; aucun souvenir, pas plus dans la mémoire des autres que dans la sienne.* Et il regardait toujours à ses pieds les maisons grises, celles surtout qui étaient le plus près de la base du clocher, attendant quelque intuition du lieu où il était né.

     Nous n’avions plus qu’une demi-heure à passer à Saint-Pol avant de prendre la diligence du soir. Le lendemain matin, nous devions être de retour à Brest, où notre navire nous attendait pour nous emmener encore une fois très loin de la Bretagne.

     Nous nous étions attablés à boire du cidre dans une auberge sur la place de l’église, et, là encore, nous interrogions l’hôtesse, qui était une très vieille femme. Mais celle-ci s’émut tout à coup en entendant le nom d’Yves.

     « Vous êtes le fils d’Yves Kermadec ? dit-elle. Oh ! Si j’ai connu vos parents, je crois bien ! Nous étions voisins dans ce temps-là, monsieur, et même, quand vous êtes arrivé au monde, on est venu me chercher. Mais c’est que vous lui ressemblez, à votre père !* Aussi je vous regardais quand vous êtes entré. Vous n’êtes pas encore si beau que lui, dame ! quoique vous soyez pourtant un bien bel homme. »

20 Yves, à ce compliment, me jette un coup d’oeil, avec une envie de rire ; et puis la vieille femme, très bavarde, se met à lui raconter un tas de choses sur lesquelles un peu plus de vingt années ont passé et que lui écoute, recueilli et tout ému.

     Ensuite elle appelle encore d’autres femmes qui étaient aussi des voisines, et tout ce monde raconte.

     « Jésus ma doué !* disent-elles, comment cela se peut-il qu’on ne vous ait pas répondu plus tôt. Tout le monde s’en souvient, de vos parents, mon bon monsieur ; mais les gens sont bêtes dans notre pays ; et puis, quand on voit des étrangers comme ça, pas étonnant qu’on ne soit pas très causeur. »

     Le père d’Yves a laissé dans le pays le souvenir un peu légendaire d’une sorte de géant qui était d’une rare beauté, mais qui ne savait faire rien comme les autres.*

     « Quel dommage, monsieur, qu’un homme comme ça fût si souvent dérangé ! Car il s’est ruiné au cabaret, votre pauvre père ; pourtant il aimait beaucoup sa femme et ses enfants, il était très doux avec eux, et dans le pays tout le monde l’aimait, excepté monsieur le curé.

25  – Excepté monsieur le curé ! » me répéta tout bas Yves devenu sombre. « Voyez-vous, c’est bien ce que je vous ai conté, au sujet de mon baptême.

     – Un jour, il y avait une bataille, ici sur la place, en 1848, pour la révolution, votre père avait tenu tête tout seul aux gens du marché et sauvé la vie à monsieur le maire.

     – Il avait un grand cheval, dit l’hôtesse, qui était si méchant, que personne n’osait l’approcher. Et on se garait, allez, quand il passait monté sur cette bête.

     – Ah ! dit Yves, frappé tout à coup comme d’une image qui lui serait revenue de très loin, je me souviens de ce cheval, et je me rappelle que mon père me prenait dans ses mains et m’asseyait dessus quand il était amarré à l’écurie.* C’est la première fois que je me souviens de mon père, et que je revois un peu sa figure. Il devait être noir, ce cheval, et il avait les pieds blancs.

     – C’est cela, c’est cela, dit la vieille femme, noir avec les pieds blancs. C’était une bête terrible, et, Jésus ma doué ! quelle idée pour un marin d’avoir un cheval ! »

30 L’auberge est remplie de buveurs de cidre qui font un joyeux tapage de verres et de conversations bretonnes. On forme un peu cercle autour de nous.

     L’hôtesse a quatre petites-filles, toutes pareilles, qui sont jolies à ravir sous leur coiffe blanche. On ne dirait pas des filles d’auberge : c’est le type accompli de la belle race bretonne du Nord, et puis elles ont l’expression tranquille et réfléchie de ces femmes d’autrefois, que les portraits anciens nous ont conservées.* Elles aussi se tiennent près de nous, regardent et écoutent.

     À notre tour, on nous interroge. Yves répond :

     « Ma mère habite toujours à Plouherzel avec mes deux soeurs. Mes deux frères, Gildas et Goulven, naviguent à la grande pêche sur des baleiniers américains. Moi seul, je navigue depuis dix ans à l’État. »

     Il n’y a pas beaucoup de temps à perdre pour nous qui voulons aller voir avant de partir l’ancienne maison des Kermadec. Elle est là tout près, à toucher l’église ; on nous l’indique de la porte, en nous recommandant de demander à entrer dans la chambre à gauche, au premier ; c’est celle où Yves est né.

La maison des Le Cor a dû se trouver ici

35  À côté de la maison, il y a le grand parc abandonné de l’évêché de Léon, où, paraît-il, Yves, quand il était tout petit enfant, allait chaque jour se rouler dans l’herbe avec Goulven.* Elle est très haute aujourd’hui, cette herbe de mai, remplie de marguerites et de silènes. Dans ce parc, les rosiers, les lilas poussent maintenant au hasard, comme dans un bois.

     Nous frappons à la porte de la maison que ces femmes nous ont indiquée, et ceux qui demeurent là s’étonnent un peu de ce que nous venons demander. Mais nous n’inspirons pas de méfiance, et on nous recommande seulement de ne pas faire de bruit en entrant dans cette chambre du premier, à cause d’une vieille grand-mère qui dort là et qui est sur le point de mourir. Et puis on nous laisse seuls, par discrétion.

     Nous entrons sur la pointe du pied dans cette grande chambre qui est pauvre et presque vide. Les choses ont l’air de pressentir cette visiteuse sombre qui est attendue : on se demande même si elle n’est pas déjà arrivée, et les yeux se portent avec inquiétude vers un lit dont les rideaux sont fermés. Yves regarde partout, essayant de tendre son intelligence vers le passé, s’efforçant de se souvenir. Mais non, c’est fini ; et, là même, il ne retrouve plus rien.*

     Nous redescendions pour nous en aller, quand tout à coup quelque chose lui revint comme une lueur lointaine.

     « Ah ! dit-il, à présent, je crois que je reconnais cet escalier. Tenez, en bas, il doit y avoir une porte de ce côté-là pour entrer dans la cour, et un puits à gauche avec un grand arbre, et, au fond, l’écurie où se tenait le cheval aux pieds blancs. »*

40  C’était comme si une éclaircie se fût faite tout à coup dans des nuages. Yves s’était arrêté sur ces marches et, les yeux graves, il regardait par cette trouée qui venait de s’ouvrir subitement sur le passé ; il était très saisi de se sentir aux prises avec cette chose mystérieuse qui est le souvenir.

     En bas, dans la cour, nous trouvâmes bien tout comme il l’avait annoncé, le puits à gauche, le grand arbre et l’écurie. Et Yves me dit avec une sorte d’émotion de frayeur, en se découvrant comme sur un tombeau :

     « Maintenant, je revois très bien la figure de mon père ! »*

     Il était grand temps de partir, et la diligence nous attendait. Tout le temps que nous mîmes à traverser la lande couleur d’or, pendant le long crépuscule de mai, nos yeux se fixèrent sur le clocher à jour qui s’éloignait, qui se perdait là-bas au fond de l’obscurité limpide. Nous lui faisions nos adieux ; car nous allions partir le lendemain pour des mers très lointaines, où il ne pourrait plus nous voir passer.

45  « Demain matin, disait Yves, il faudra que vous me permettiez d’entrer de bonne heure dans votre chambre, à bord, pour écrire sur votre bureau. Je voudrais raconter tout cela à ma mère avant de partir de France. Et, tenez je suis sûr que les larmes lui viendront dans les yeux quand on lui lira ma lettre. »*

Notes

2 Ce chapître préfigure, d'une façon parfois étonnante, A la recherche du temps perdu. Yves essaie de se servir de sa mémoire volontaire pour retrouver des scènes de son enfance, mais il n'y a que la mémoire involontaire, déclenchée ici non pas par le goût d'une madeleine trempée dans du thé mais par la vue d'un objet quelconque, qui servira, et qui, comme chez Proust plus tard, ramenera non seulement un moment du passé mais aussi toute l'émotion y attachée. Comme chez Proust, retrouver l'émotion ressentie au passé est, pour Loti, bien plus important que de retrouver un fait divers quelconque.

3 Tout est art ici. Dans Combray, Proust comparera Françoise et Théodore aux statues médiévales sous le porche de Saint-André-des-Champs.

15 Cf. la description de la chapelle des naufragés dans Pêcheur d'Islande II:3.20.

15 Loti s'était déjà servi de cette épisode pour un rêve/cauchemar au commencement de "Fleurs d'ennui".

16 L'échec de la mémoire volontaire.

19 De même que Yann rassemblera à son père dans Pêcheur d'Islande II:3.

22 Ma doué = Mon Dieu, en breton.

23 Déjà le père de Yves ne voulait pas faire comme les autres, et se révoltait contre le norme.

28 Comme chez Proust, c'est le petit détail trouvé par hasard qui déclenche la mémoire. Et, comme Proust, la première chose qui sort de la mémoire est une image. Les émotions qui y sont attachées viennent après, et souvent, comme ici, avec beaucoup d'intensité. Pour relire le célèbre passage de la madeleine dans Combray pour lequel ce chapitre a servi d'inspiration et de modèle, cliquez ici.

31 Comme Françoise, chez Proust, qui est liée au Moyen Âge, ou Théodore, dont Marcel trouve les traits dans les statues de l'église moyenâgeuse de St. André les Champs.

35 Ce parc fut démoli en 1927. Notez encore le "paraît-il".

37 Toujours comme chez Proust, la mémoire volontaire est insuffisante pour les choses importantes.

39 Toujours comme chez Proust, c'est d'abord une image qui sort de la mémoire.

43 Différent de Proust, le texte ne nous donne pas les émotions qui viennent avec la redécouverte du passé par la mémoire involontaire. Parce que Yves, différent de Proust, ne sait pas les exprimer?

45 Toujours comme chez Proust, Yves veut écrire pour garder ce que la mémoire involontaire lui a restitué. Il veut l'écrire, mais il ne le raconte pas.

XI

Juin 1875.

     …C’était par le vingtième parallèle de latitude, dans la région des alizés, un matin vers six heures ; sur le pont d’un navire qui était là tout seul au milieu du bleu immense, un groupe de jeunes hommes se tenait, le torse nu, au soleil levant.

     C’était la bande d’Yves, les gabiers de misaine et ceux du beaupré.

     Ayant tous attaché sur leurs épaules leur mouchoir, qu’ils venaient de laver, ils restaient gravement le dos au soleil pour le faire sécher. Leur figure brune, leur rire, avaient encore une grâce jeune d’enfant ; leur dandinement, la façon souple et moelleuse dont ils posaient leurs pieds nus, avaient quelque chose du chat.

5   Et, tous les matins, à cette même heure, à ce même soleil, dans ce même costume, ce groupe se tenait sur ces mêmes planches qui les promenaient, insouciants, au milieu des infinis de la mer.*

     Ce matin-là, ils discutaient sur la lune, sur son visage humain, qui leur était resté de la nuit comme une obsédante image blême gravée dans leur mémoire. Pendant tout leur quart, ils l’avaient vue là-haut, suspendue toute seule, toute ronde, au milieu de l’immense vide bleuâtre ; même ils avaient été obligés de se cacher le front (pendant leur sommeil, le ventre en l’air à la belle étoile) à cause des maladies et maléfices qu’elle jette sur les yeux des matelots, lorsque ceux-ci s’endorment sous son regard.

     Ils étaient là quelques-uns qui conservaient toujours et quand même un grand air de noblesse, je ne sais quoi de superbe dans l’expression et la tournure, et le contraste était singulier entre leur aspect et les choses naïves qu’ils faisaient.

     Il y avait Jean Barrada, le sceptique de cette compagnie, qui lançait de temps à autre dans la discussion l’éclat mordant de son rire, montrant ses dents blanches toujours et renversant sa belle tête en arrière. Il y avait Clet Kerzulec, un Breton de l’île d’Ouessant, qui se préoccupait surtout de ces traits humains estompés sur ce disque pâle. Et puis le grand Barazère, qui jouait le sérieux et l’érudit, leur assurant que c’était un monde beaucoup plus grand que le nôtre et dans lequel vivaient des peuples étranges.

     Eux secouaient la tête, incrédules, et Yves disait, très songeur :

10 « Tout ça, c’est des choses... C’est des choses, vois-tu, Barazère, dans lesquelles je crois que tu ne te connais pas beaucoup. »

     Et puis il ajoutait, d’un air qui tranchait la discussion, que d’ailleurs il allait venir me trouver et se faire bien expliquer ce que c’était que la lune. Après, il reviendrait le leur apprendre à tous.

     Nul doute, en effet, que je ne fusse très au courant des choses de la lune comme de tout le reste. D’abord on m’avait souvent vu occupé à la regarder marcher à travers un instrument de cuivre en compagnie d’un timonier qui me comptait tout haut, d’une voix monotone d’horloge, les minutes et les secondes tranquilles de la nuit.

     Cependant les petits mouchoirs séchaient sur les dos nus des jeunes hommes, et le soleil montait dans le grand ciel bleu. Il y en avait, de ces petits mouchoirs, qui étaient tout uniment blancs ; d’autres qui avaient des dessins de plusieurs couleurs, et même qui portaient de beaux navires imprimés au milieu dans des cadres rouges.*

     Moi, qui étais de quart, je commandai : « À larguer le ris de chasse ! » et le maître d’équipage fit irruption au milieu des causeurs en sifflant dans son sifflet d’argent. Alors brusquement, en un clin d’oeil, comme une bande de chats sur lesquels on a lancé un dogue, ils se dispersèrent tous en courant dans la mâture.

15 Yves habitait là-haut, dans sa hune. En regardant en l’air, on était sûr de voir sa silhouette large et svelte sur le ciel ; mais on le rencontrait rarement en bas.

     C’est moi qui montais de temps en temps lui faire visite, bien que mon service ne m’y obligeât plus depuis que j’avais franchi le grade de midship ; mais j’aimais assez ce domaine d’Yves, où on était éventé par un air encore plus pur.

     Dans cette hune, il avait ses petites affaires ; un jeu de cartes dans une boîte, du fil et des aiguilles pour coudre, des bananes volées, des salades prises la nuit dans les réserves du commandant, tout ce qu’il pouvait ramasser de frais et de vert dans ses maraudes nocturnes (les matelots sont friands de ces choses rares qui guérissent les gencives fatiguées par le sel). Et puis il avait sa perruche attachée par une patte et fermant sous le soleil ses yeux clignotants.

     Sa perruche était un hibou à grosse tête des pampas, tombé un jour à bord à la suite d’un grand vent.

     Il y a de bizarres destinées sur la terre, ainsi celle de ce hibou faisant le tour du monde en haut d’un mât. Quel sort inattendu !

20 Il connaissait son maître et le saluait par de petits battements d’ailes joyeux. Yves lui faisait régulièrement manger sa propre ration de viande, ce qui pourtant ne l’empêchait pas d’élargir.

     Cela l’amusait beaucoup, en le regardant de tout près, de tout près, dans les yeux, de le voir se retirer, se cambrer d’un air de dignité offensée, en dodelinant de la tête avec un tic d’ours. Alors il était pris de fou rire, et il lui disait avec son accent breton :

     « Oh ! Mais comme tu as l’air bête, ma pauvre perruche ! »

     De là-haut, on dominait comme de très loin le pont de la Sibylle, une Sibylle aplatie, fuyante, très drôle à regarder de ce domaine d’Yves, ayant l’air d’une espèce de long poisson de bois, dont la couleur de sapin neuf tranchait sur les bleus profonds, infinis de la mer.*

     Et, dans tous ces bleus transparents, au milieu du sillage, derrière, une petite chose grise, ayant la même forme que le navire et le suivant toujours entre deux eaux : le requin. Il y a toujours un requin qui suit, rarement deux ; seulement, quand on l’a pêché, il en vient un autre. Il suit pendant des nuits et des jours, il suit sans se lasser pour manger tout ce qui tombe : débris quelconques, hommes vivants ou hommes morts.

25 De temps en temps, il y avait de toutes petites hirondelles qui venaient aussi nous faire cortège pour s’amuser, par caprice, picorant les miettes de biscuit que nous semions derrière nous dans ce désert d’eau et puis disparaissant au loin en décrivant des courbes joyeuses. Petites bêtes d’une espèce rare, de couleur rousse à queue blanche, qui vivent on ne sait comment, perdues au milieu des grandes eaux, toujours au plus large des mers.

     Yves, qui en voulait une, leur tendait des pièges ; mais elles, très fines, ne venaient pas s’y prendre.

     Nous approchions de l’équateur, et le souffle régulier de l’alizé commençait à mourir. C’étaient maintenant des brises folles qui changeaient, et puis des instants de calme où tout s’immobilisait dans une sorte d’immense resplendissement bleu, et alors on voyait les vergues, les hunes, les grandes voiles blanches dessiner dans l’eau des commencements d’images renversées qui ondulaient.*

     La Sibylle ne marchait plus, elle était lente et paresseuse, elle avait des mouvements de quelqu’un qui s’endort. Dans la grande chaleur humide, que les nuits mêmes ne diminuaient plus, les choses, comme les hommes, se sentaient prises de sommeil. Peu à peu il se faisait dans l’air des tranquillités étranges. Et maintenant des nuées lourdes, obscures, se traînaient sur la mer chaude comme de grands rideaux noirs. L’équateur était tout près.

     Quelquefois des troupes d’hirondelles, de grande taille celles-ci et d’allures bizarres, surgissaient tout à coup de la mer, prenaient un vol effaré avec de longues ailes pointues d’un bleu luisant, et puis retombaient, et on ne les voyait plus ; c’étaient des bancs de poissons volants qui s’étaient heurtés à nous et que nous avions réveillés.

30 Les voiles, les cordages pendaient inertes, comme choses mortes ; nous flottions sans vie comme une épave.

     En haut, dans le domaine d’Yves, on sentait encore des mouvements lents qui n’étaient plus perceptibles en bas. Dans cet air immobile et saturé de rayons, la hune continuait de se balancer avec une régularité tranquille qui portait à dormir. C’étaient de longues oscillations molles qu’accompagnaient toujours les mêmes frôlements des voiles pendantes, les mêmes crissements des bois secs.

     Il faisait chaud, chaud, et la lumière avait une splendeur surprenante, et la mer morne était d’un bleu laiteux, d’une couleur de turquoise fondue.

     Mais, quand les grosses nuées étranges, qui voyageaient tout bas à toucher les eaux, passaient sur nous, elles nous apportaient la nuit et nous inondaient d’une pluie de déluge.

     Maintenant nous étions tout à fait sous l’équateur, et il semblait qu’il n’y eût plus un souffle dans l’air pour nous en faire partir.

35 Cela durait des heures, quelquefois tout un jour, ces obscurités et ces pluies lourdes. Alors Yves et ses amis prenaient une tenue qu’ils appelaient tenue de sauvage, et puis s’asseyaient insouciants sous l’ondée chaude, et laissaient pleuvoir.*

     Cela finissait toujours tout d’un coup ; on voyait le rideau noir s’éloigner lentement, continuer sa marche traînante sur la mer couleur de turquoise, et la lumière splendide reparaissait plus étonnante après ces ténèbres, et le grand soleil équatorial buvait très vite toute cette eau tombée sur nous ; les voiles, les bois du navire, les tentes retrouvaient leur blancheur sous ce soleil ; toute la Sybille reprenait sa couleur claire de chose sèche au milieu de la grande monotonie bleue qui s’étendait alentour.

     De la hune où Yves habitait, en regardant en bas, on voyait que ce monde bleu était sans limite ; c’étaient des profondeurs limpides qui ne finissaient plus ; on sentait combien c’était loin, cet horizon, cette dernière ligne des eaux, bien que ce fût toujours la même chose que de près, toujours la même netteté, toujours la même couleur, toujours le même poli de miroir. Et on avait conscience alors de la courbure de la terre, qui seule empêchait de voir au delà.

     Aux heures où se couchait le soleil, il y avait en l’air des espèces de voûtes formées par des successions de tout petits nuages d’or ; leurs perspectives fuyantes s’en allaient, s’en allaient en diminuant se perdre dans les lointains du vide ; on les suivait jusqu’au vertige ; c’étaient comme des nefs de temples apocalyptiques n’ayant pas de fin.* Et tout était si pur, qu’il fallait l’horizon de la mer pour arrêter la vue de ces profondeurs du ciel ; les derniers petits nuages d’or venaient tangenter la ligne des eaux et semblaient, dans l’éloignement, aussi minces que des hachures.

     Ou bien quelquefois c’étaient simplement de longues bandes qui traversaient l’air, or sur or : les nuages d’un or clair et comme incandescent, sur un fond byzantin d’or mat et terni.* La mer prenait là-dessous une certaine nuance bleu paon avec des reflets de métal chaud. Ensuite tout cela s’éteignait très vite dans des limpidités profondes, dans des couleurs d’ombre auxquelles on ne savait plus donner de nom.*

40 Et les nuits qui venaient après, les nuits mêmes étaient lumineuses. Quand tout s’était endormi dans des immobilités lourdes, dans des silences morts, les étoiles apparaissaient en haut plus éclatantes que dans aucune autre région du monde.

     Et la mer aussi éclairait par en dessous. Il y avait une sorte d’immense lueur diffuse dans les eaux. Les mouvements les plus légers, le navire dans sa marche lente, le requin en se retournant derrière, dégageaient dans les remous tièdes des clartés couleur de ver-luisant. Et puis, sur le grand miroir phosphorescent de la mer, il y avait des milliers de flammes folles ; c’étaient comme des petites lampes qui s’allumaient d’elles-mêmes partout, mystérieuses, brûlaient quelques secondes et puis mouraient. Ces nuits étaient pâmées de chaleur, pleines de phosphore, et toute cette immensité éteinte couvait de la lumière, et toutes ces eaux enfermaient de la vie latente à l’état rudimentaire comme jadis les eaux mornes du monde primitif.*

Notes

5 Nous portons tous des costumes.

13 On trouve des oeuvres d'art partout, même encadrées!

23 Encore l'oeil du peintre, des couleurs claires "tranchant" sur des couleurs plus sombres.

27 La Nature artiste : le bateau dessine des images, mais des images qui ondulent. Monet, dans ses tableaux de la Grenouillière (1869) et ailleurs, essayait d'en faire autant.

Monet: La Grenouillière (1869)

Source: http://www.oir.ucf.edu/wm/paint/auth/monet/early/monet.grenouil.jpg

35 Même quand on ne porte pas de vêtements, on est toujours "en costume".

38 Toujours la Nature artiste, mais ici plutôt architecte : le ciel construit une cathédrale "naturelle". Loti reprendra cette idée dans Pêcheur d'Islande (I:1), et Proust fera de même dans les première pages de la Recherche, mais en décrivant des aubépines qui forment "une suite de chapelles", etc.

39 On pensera à un tableau de l'impressionniste anglais Whistler, qui aimait juxtaposer des nuances de la même couleur. Vous connaissez sans doute son "Etude en gris et noir", qu'on appelle maintenant "La Mère de Whistler", mais il en avait fait beaucoup d'autres, donc voici une que j'aime beaucoup:

Whistler: Nocturne: Blue and Silver - Cremorne Lights 1872 (London: Tate Gallery)

Source: http://www.ibiblio.org/wm/paint/auth/whistler/i/cremorne-lights.jpg

39 L'insuffisance du langage humain à décrire les nuances de la réalité est un thème qui revient à travers l'oeuvre de Loti.

41 Cette idée que la mer nous permet de retrouver le monde tel qu'il était à ses origines revient dans Pêcheur d'Islande III:9.4.

XII

Il y avait quelques jours que nous avions quitté ces tranquillités de l’équateur, et nous filions doucement vers le sud, poussés par l’alizé austral. Un matin Yves entra très affairé dans ma chambre pour préparer ses lignes à prendre les oiseaux. « On avait vu, disait-il, les premiers damiers derrière. »

     Ces damiers sont des oiseaux du large, proches parents des goélands, et les plus jolis de toute cette famille de la mer : d’un blanc de neige, les plumes douces et soyeuses, avec un damier noir finement dessiné sur les ailes.

     Les premiers damiers ! C’est déjà un grand éloignement qu’indique leur seule présence, signe qu’on a laissé bien loin derrière soi notre hémisphère boréal et qu’on arrive aux régions froides qui sont sur l’autre versant du monde, là-bas vers le sud.

     Ils étaient en avance pourtant, ces damiers-là ; car nous naviguions encore dans la zone bleue des alizés. Et c’était tous les jours, tous les jours, toutes les nuits, le même souffle régulier, tiède, exquis à respirer ; et la même mer transparente, et les mêmes petits nuages blancs, moutonnés, passant tranquillement sur le ciel profond ; et les mêmes bandes de poissons volants s’enlevant comme des fous avec leurs longues ailes humides et brillant au soleil comme des oiseaux d’acier bleui.

5   Il y en avait des quantités, de ces poissons volants, et quand il s’en trouvait d’assez étourdis pour s’abattre à bord, vite les gabiers leur coupaient les ailes et les mangeaient.*

     L’heure qu’Yves affectionnait pour descendre de sa hune et venir rendre visite à ma chambre, c’était le soir, au moment surtout où les appels et le branle-bas venaient de finir. Il arrivait tout doucement, sans faire avec ses pieds nus plus de bruit qu’un chat. Il buvait à même un peu d’eau douce dans une gargoulette à rafraîchir qui était pendue à mon sabord, et puis il mettait en ordre diverses choses qui m’appartenaient* ou bien lisait quelque roman. Il y en avait un surtout de George Sand qui le passionnait : Le Marquis de Villemer. À première lecture, je l’avais surpris près de pleurer, vers la fin.

     Yves savait coudre très habilement, comme tous les bons matelots, et c’était drôle de le voir se livrer à ce travail, étant donnés son aspect et sa tournure. Dans ses visites du soir, il lui arrivait de passer en revue mes vêtements de bord et d’y faire des réparations qu’il jugeait mon domestique incapable d’exécuter comme il convenait.

Notes

5 A comparer avec les oiseaux qui arrivent sur le bateau sur lequel Sylvestre traverse la Mer rouge dans Pêcheur d'Islande II:9.

6 Gaud fera de même pour le retour de Yann, dans Pêcheur d'Islande V:4, comme Julien Viaud pour Joseph Bernard (Un Jeune officier pauvre [Paris: Calmann-Lévy, 1923] 67).

XIII

Nous marchions toujours, toujours, avec toutes nos voiles, vers le sud.

     Maintenant, c’étaient des nuées de damiers et d’autres oiseaux de mer qui voyageaient derrière nous. Ils nous suivaient étonnés et confiants, depuis le matin jusqu’à la nuit, criant, se démenant, volant par courbes folles, – comme pour nous souhaiter la bienvenue à nous, autre grand oiseau aux ailes de toile, qui entrions dans leur domaine lointain et infini, l’océan Austral.

     Et leur troupe grossissait toujours à mesure que nous descendions. Avec les damiers, il y avait les pétrels gris-perle, le bec et les pattes légèrement teintés de bleu et de rose ; – et les malamochs tout noirs ; – et les gros albatros lourds, d’une teinte sale, avec leur air bête de mouton, avec leurs ailes rigides et immenses, fendant l’air, piaulant après nous. Même on en voyait un que les matelots se montraient : un amiral, oiseau d’une espèce rare et énorme, ayant sur ses longues pennes les trois étoiles dessinées en noir.

     Le temps, changé, était devenu calme, brumeux, morne. L’alizé austral était mort à son tour, et la limpidité des tropiques était perdue. Une grande fraîcheur humide surprenait nos sens. On était en août, et c’était le froid de l’autre hémisphère qui commençait. Quand on regardait tout autour de soi l’horizon vide, il semblait que le nord, le côté du soleil et des pays vivants, fût encore bleu et clair ; tandis que le sud, le côté du pôle et des déserts d’eau, était ténébreux...

5  Par ma grande protection, Yves avait obtenu, pour sa perruche, un compartiment réservé dans une des cages à poules du commandant, et il allait chaque soir la couvrir avec un vieux morceau de voile, pour qu’elle ne fût pas incommodée par l’air de la nuit.

     Tous les jours, les matelots pêchaient avec leurs lignes des damiers et des pétrels. On en voyait des rangées, écorchés comme des lapins, qui pendaient tout rouges dans les haubans de misaine, attendant leur tour pour être mangés. Au bout de deux ou trois jours, quand ils avaient rendu toute l’huile de leur corps, on les faisait cuire.

     C’était le garde-manger des gabiers, ces haubans de misaine. À côté des damiers et des pétrels, on y voyait même des rats quelquefois, déshabillés aussi de leur peau et pendus par la queue.

     Une nuit, on entendit tout à coup se lever une grande voix terrible, et tout le monde s’agiter et courir.

     En même temps, la Sibylle s’inclinait toujours, toute frémissante, comme sous l’étreinte d’une ténébreuse puissance.

10 Alors ceux mêmes qui n’étaient pas de quart, ceux qui dormaient dans les faux ponts, comprirent : c’était le commencement des grands vents et des grandes houles ; nous venions d’entrer dans les mauvais parages du sud, au milieu desquels il allait falloir se débattre et marcher quand même.

     Et plus nous avancions dans cet océan sombre, plus ce grand vent devenait froid, plus cette houle était énorme.

     Les tombées des nuits devenaient sinistres. C’étaient les parages du cap Horn : désolation sur les seules terres un peu voisines, désolation sur la mer, désert partout. À cette heure des crépuscules d’hiver, où on sent plus particulièrement le besoin d’avoir un gîte, de rentrer près d’un feu, de s’abriter pour dormir*, – nous n’avions rien, nous, – nous veillions, toujours sur le qui-vive perdus au milieu de toutes ces choses mouvantes qui nous faisaient danser dans l’obscurité.

     On essayait bien de se faire des illusions de chez soi, dans les petites cabines rudement secouées, où vacillaient les lampes suspendues.* Mais non, rien de stable : on était dans une petite chose fragile, égarée, loin de toute terre, au milieu du désert immense des eaux australes. Et, au dehors, on entendait toujours ces grands bruits de houle et cette grande voix lugubre du vent qui serrait le coeur.

     Et Yves, lui, n’avait guère que son pauvre hamac balancé, où, une nuit sur deux, on lui laissait le loisir de dormir un peu chaudement.

Notes

12 Voyez le premier chapitre de Ramuntcho.

12 Toujours la lumière vascillante chère aux peintres impressionnistes. Cf. Pêcheur d'Islande I:1.2.

XIV

Ce fut un matin, à l’entrée de la mer des Célèbes, que mourut cette chouette qui était la perruche d’Yves, un matin de grand vent où on prenait le second ris aux huniers.* Elle se laissa écraser, par insouciance, entre le mât et la vergue.

     Yves, qui entendit son cri rauque, vola à son secours, mais trop tard. Il redescendit de la hune, rapportant dans sa main sa pauvre perruche morte, aplatie, n’ayant plus forme d’oiseau*, un mélange de sang et de plumes grises, au-dessus duquel remuait encore une pauvre patte crispée.

     Yves avait du chagrin, je le voyais bien dans ses yeux. Mais il se contenta de me la montrer sans rien dire, en mordant sa lèvre dédaigneuse. Puis il la lança à la mer, et le requin qui nous suivait la croqua comme une ablette.

Notes

1 Différent des oiseaux sur le bateau qui transporte Sylvestre en Indochine qui présagent sa mort (Pêcheur d'Islande II:9).

2 Mais toujours la même chouette, parce que les formes extérieurs ne sont que des manifestations matérielles d'une essence idéale. Cf. chapîtres I, II, etc.

XV

En Bretagne, l’hiver de 1876.* La Sibylle était rentrée à Brest depuis deux jours, – après avoir fini son tour complet par en-dessous, – et j’étais avec Yves, un soir de février, dans une diligence de campagne qui nous emportait vers Plouherzel.*

     C’était un recoin bien perdu que ce pays de sa mère. Cette voiture devait nous mener en quatre heures de Guingamp à Paimpol, où nous comptions passer la nuit* ; et, de là, il nous faudrait encore marcher longtemps à pied pour arriver au village.*

     Nous nous en allions, cahotés sur une mauvaise petite route, nous enfonçant de plus en plus dans le silence des campagnes tristes. La nuit d’hiver tombait sur nous lentement et une pluie très fine embrouillait les choses dans les buées grises. Les arbres passaient, passaient, montrant l’un après l’autre leur silhouette morte. De loin en loin, les villages passaient aussi ; – villages bretons, chaumières noires au toit de paille moussue, vieilles églises à mince flèche de granit ; – gîtes isolés, mélancoliques, qui se perdaient vite derrière nous dans la nuit.*

     « Voyez-vous, disait Yves, j’ai fait cette route aussi la nuit, il y a onze ans ; – moi, j’en avais quatorze, – et je pleurais bien. C’était la fois où j’ai quitté ma mère pour m’en aller tout seul m’engager mousse à Brest... »*

5   J’accompagnais Yves un peu par désoeuvrement, dans ce voyage à Plouherzel. La permission qu’on m’avait donnée était courte, et le temps me manquait, cette fois, pour aller voir ma mère ; alors j’allais voir la sienne, et faire connaissance avec son village, qu’il aimait.

     Et, à présent, je regrettais de m’être mis en route. Yves, tout absorbé dans sa joie de revenir, me parlait bien toujours, par déférence ; mais son esprit n’était plus avec moi. Je me sentais un étranger dans ce coin de monde où nous allions arriver, et toute cette Bretagne, que je n’aimais pas encore, m’oppressait de sa tristesse...

     Paimpol. – Nous roulons sur des pavés, entre des vieilles maisons noires, et la diligence s’arrête. Des gens sont là, qui attendent avec des lanternes. Les mots bretons s’entrecroisent avec les mots français.

     « Y a-t-il des voyageurs pour l’hôtel Le Pendreff ? » demande une voix de petit garçon.

     L’hôtel Le Pendreff, – j’en ai maintenant souvenance... C’était, il y a neuf ans, pendant ma première année de marine* ; je m’y étais reposé une heure, un jour de juin, mon navire étant venu par hasard mouiller dans une baie des environs.* Oui, je me rappelle : une ancienne maison seigneuriale, à tourelle et à pignon, et deux dames Le Pendreff toutes pareilles, en grand bonnet blanc, faisant vignette d’autrefois.

L'Hôtel Continental à l'époque, et aujourd'hui

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Nous descendrons à l’hôtel Le Pendreff.*

     Rien de changé dans la maison. – Seulement une des dames Le Pendreff est morte. – Celle qui reste était déjà si vieille il y a neuf ans, qu’elle n’a pu guère vieillir encore. Son type, son bonnet, l’honnêteté placide de sa personne, tout cela est du vieux temps.

10 Il fait bon souper devant le grand feu qui flambe ; et la gaieté nous est revenue.

     Après, dame Le Pendreff, munie d’un chandelier de cuivre, nous précède dans l’escalier de granit et nous introduit dans une chambre immense, où deux lits d’une forme très antique sont dressés sous des rideaux blancs.*

     Yves, cependant, se déshabille avec lenteur, sans conviction aucune.

     « Ah ! » dit-il tout à coup, remettant son col bleu, « tenez, je m’en vais ! – D’abord, vous comprenez, je ne pourrais pas dormir. Tant pis ! J’arriverai bien tard, je les réveillerai là-bas passé minuit, ça leur fera un peu peur, – comme l’année où je suis revenu de la guerre. Mais j’ai trop envie de les voir, il faut que je m’en aille... »

     Moi aussi, j’aurais fait comme lui.

15  Paimpol dort quand nous sortons par un pâle clair de lune. Je l’accompagne un bout de chemin, pour raccourcir ma soirée. Nous voici dans les champs.

     Yves marche très vite, très agité, et repasse dans sa tête les souvenirs de ses autres retours.

     « Oui, dit-il, après la guerre, je suis venu comme ça, vers deux heures du matin, les réveiller. J’avais fait la route à pied depuis Saint-Brieuc ; je m’en retournais, bien fatigué, du siège de Paris. Vous pensez, j’étais tout jeune alors, je venais de passer matelot.

     « Et tenez, j’avais eu bien peur, cette nuit-là : contre la croix de Kergrist, que nous allons voir au tournant de cette route ; j’avais trouvé un vieux petit homme très laid qui me regardait en tenant les bras en l’air et qui ne bougeait pas. Et je suis sûr que c’était un mort ; car il a disparu tout d’un coup en remuant son doigt comme pour me faire signe de venir. »*

     Justement nous arrivions à cette croix de Kergrist. Nous la voyions surgir devant nous comme quelqu’un qui se lève dans l’obscurité.

Une des croix de Kergrist

– Mais il n’y avait personne de blotti contre son pied.

20  Ce fut là que je dis adieu à Yves et que je rebroussai chemin, moi qui n’allais pas jusqu’à Plouherzel. Quand nous eûmes chacun perdu le bruit de nos pas dans le silence de cette nuit d’hiver, le vieux petit homme mort nous revint en tête, et nous nous mîmes à regarder malgré nous dans les taillis noirs.

Notes

1 L'épisode réelle qui inspira les chapitres XV-XXII se passa en février 1878, à laquelle époque Pierre Le Cor était déjà marié. Cf. Journal I, 422-443.

1 Dans Mon Frère Yves, Loti désigne la commune de Plounez sous le nom de Plouherzel.

2 Dans Pêcheur d'Islande, Gaud fera le même traget de Guingamp à Paimpol en diligence (I:3).

2 Comme Gaud veut faire la connaissance du village de Yann (Pêcheur d'Islande II:2.8).

3 Loti reprendra cette description du trajet dans Pêcheur d'Islande I:3.

4 Comme Sylvestre quitte sa grand'mère avant de partir en diligence pour la guerre en Indochine (Pêcheur d'Islande II:2).

9 Dans la chronologie du roman, il y a neuf ans ferait 1867. Julien Viaud est venu à Paimpol le 16 août 1868 - avec Joseph Bernard, dont il n'est plus question ici. Cf. Journal I, 42-43.

9 Loti avait mouillé à Loguivy de la mer.

9 C'était l'Hôtel Continental, où Loti logeait lors de ses séjours à Paimpol. Il s'est servi plus tard de cette ancienne maison seigneuriale, à tourelle et à pignon en créant la maison de Gaud Mével dans Pêcheur d'Islande, maison qui, elle aussi, donne sur la place (Place du Martray).

11 Le texte du roman ne garde qu'une suggestion de la scène de séduction qui l'avait inspiré. Julien Viaud et Pierre Le Cor s'approchaient de Paimpol en diligence. Déjà sur la route "Pierre, très surexcité par l'approche de son pays, cause avec volubilité en breton avec une dame en coiffe, notre voisine. Je sens que je deviens secondaire, que je m'efface devant ses souvenirs d'enfance, devant sa joie naïve de forban qui rentre à sa chaumière ; je me sens isolé et triste ; le coeur de Pierre s'éloigne et m'échappe...
     Il pleut [...]
     -- Puisse la pluie continuer jusqu'à demain ; Pierre dans ce cas-là ne partirait que le matin et coucherait ce soir à Paimpol avec moi. [...]
     Voici Paimpol. Malheureusement il ne pleut plus. Pierre partira. [...]
     Il n'y a dans l'hôtel qu'un lit pour nous deux. [...] Le lit seul est blanc, d'une réjouissante blancheur...
     Le premier, me voilà couché. Pierre se déshabille lentement et sans conviction ; je vois qu'il hésite encore.
     -- Reste, frère, dis-je ; reste, j'ai froid au coeur ...
     -- Non, dit-il ; non, vois-tu, -- il faut que j'aille voir ma vieille mère...
     ... Et vite il remet son paletot. (Journal I, 424-426)

18 Pensez au petit homme sur la Reine Berthe qui semble connaître Yann et qui le salue (Pêcheur d'Islande III:11). Loti lui-même avait de telles hallucinations pendant sa jeunesse, semble-t-il. Voyez le remarquable "Fragment d'un Journal intime" dans Quelques aspects du vertige mondial. Aussi les moins remarquables visions qui lui apparaissent pendant une fièvre, mais qui ne lui signalent pas de les suivre (Le Roman d'un enfant XVIII).

XVI [Journal I, 427-429]

Le lendemain matin, j’ouvris les yeux dans la chambre immense de dame Le Pendreff. Le soleil breton filtrait discrètement par les fenêtres. Il devait faire très beau.

     Après ces quelques minutes qui sont toujours employées par moi à me demander dans quel coin du monde je m’éveille,* je retrouvai l’image d’Yves et j’entendis dehors le piétinement d’une foule en sabots.* Il y avait grande foire à Paimpol ce jour-là, et je fis une toilette de frère de la côte* pour ne pas effaroucher tous les amis nouveaux auxquels j’allais être présenté comme un marin du midi. C’était entendu avec Yves, cette mise en scène et cette histoire.*

     Je descendis sur le perron de l’hôtel, où le soleil donnait. La place était pleine de monde : des marins, des paysans, des pêcheurs.

La Place du Martray, un jour de marché

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Yves était là, lui aussi ; revenu au petit jour pour cette foire avec tous ses parents de Plouherzel, il m’attendait en bas pour me conduire à sa mère.

     Une très vieille femme, se tenant droite et un peu fière dans son costume de paysanne, c’était la mère d’Yves.* Elle avait un peu ses yeux, mais son regard était dur.* Je m’étonnai aussi de la trouver si âgée : elle semblait plus que septuagénaire. Il est vrai, à la campagne, on vieillit plus vite, surtout quand la fatigue s’en est mêlée, avec des chagrins.

5   Elle n’entendait pas un seul mot de galleuc (de français) et me regardait à peine.

     Mais il y avait un très grand nombre de cousins et d’amis qui tous avaient l’accueil avenant et l’air de belle humeur. Ils étaient venus de loin, de leurs petites chaumières moussues, éparpillées dans la campagne sauvage, pour assister à cette grande fête de la ville. Et avec ceux-là il fallait boire : du cidre, du vin ; c’était à n’en plus finir.

     Le bruit allait croissant, et des marchands de complaintes à la voix rauque chantaient, en breton, sous des parapluies rouges, des choses à faire peur.*

     Arriva un personnage* duquel Yves m’avait entretenu souvent, son ami d’enfance, Jean ; un voisin de chaumière, qu’il avait ensuite retrouvé au service, matelot comme lui. C’était un garçon de notre âge, avec une jolie figure ouverte et intelligente. Il embrassa Yves tendrement, et nous présenta Jeannie, qui, depuis quinze jours, était sa femme.

     Yves comblait sa vieille mère d’attentions et de caresses ; ils se racontaient beaucoup de choses en breton et parlaient tous les deux à la fois.* Lui s’en excusait bien un peu, mais cela faisait du bien de les voir et de les entendre. Elle n’avait plus du tout l’air dur, quand elle le regardait...

10 Les bonnes gens de la campagne ont toujours des affaires à n’en plus finir chez le notaire ; je les laissai tous se rendant chez celui de Paimpol pour un très long partage.

     D’ailleurs, j’avais décidé de ne m’établir chez eux que demain, pour ne pas les gêner pendant cette première journée, et je m’en allai seul, me promener très loin.

Notes

2 C'est un thème qui réapparaît à travers l'oeuvre de Loti. Proust s'en servira pour les premières pages d'A la recherche du temps perdu.

2 Le son des sabots revient à travers le roman. Cf. Chapître V.

2 Toujours se mettre en costume.

2"Cette mise en scène". C'est une pièce de théâtre qu'ils sont en train de fabriquer.

4 Tout le monde porte une costume.

4 A contraster avec le regard de la grand'mère de Sylvestre, Yvonne Moan.

7 Gaud reverra Paimpol un jour de marché lors de son retour en Bretagne (Pêcheur d'Islande I:3), et y entendra des complaintes. (Le marché a toujours lieu place du Martray, le mardi matin.) Sur les complaintes, cf. Chapître IV. Comment le Narrateur aurait-il compris que ces complaintes, chantées en breton, faisaient peur? Avait-il étudié le breton aussi?

8 Toujours le vocabulaire du théâtre.

9 Pensez à Sylvestre et Yvonne dans les rues de Brest avant son départ pour l'Indochine (Pêcheur d'Islande II:7).

XVII [Journal I, 429-432]

Je marchais depuis une heure. – Au hasard, j’avais pris le même chemin qu’hier avec Yves*, – et j’étais repassé devant cette croix de Kergrist.

     Maintenant Paimpol et la mer, et les îles, et les caps boisés de sapins sombres, tout cela venait de disparaître derrière un repli du terrain ; une campagne plus triste s’étendait devant moi.

     Cette journée de février était calme, très morne ; l’air était presque doux, et le ciel restait bleu par places, un peu voilé seulement, comme toujours est le ciel breton.

     Je m’en allais par des sentiers humides, bordés, suivant le vieil usage, de hauts talus en terre qui muraient tristement la vue.

Un sentier à Kergrist aujourd'hui. Notez les talus.

L’herbe rase, les mousses mouillées, les branches nues sentaient l’hiver. À tous les coins de ces chemins, de vieux calvaires étendaient leurs bras gris ; ils portaient des sculptures naïves, retouchées bizarrement par les siècles : les instruments de la passion, ou bien des images grimaçantes du Christ.

Loti a dû penser à la Croix aux outils (à l'époque et maintenant)

     

5   De loin en loin, on voyait les chaumières à toit de paille, toutes verdies de mousse, à demi enfouies dans la terre et les branchages morts. Les arbres étaient rabougris, dépouillés par l’hiver, tourmentés par le vent du large. Personne nulle part, et tout cela était silencieux.

     Une chapelle de granit gris, avec un enclos de hêtres et des tombes... Ah ! Oui, je la reconnaissais sans l’avoir jamais vue : la chapelle de Plouherzel !

La Chapelle de Kergrist, dans un dessin de Loti et aujourd'hui

     

Yves m’en avait souvent parlé à bord pendant les nuits de quart, pendant les nuits limpides de là-bas où on rêvait du pays : – « Quand on est rendu à la chapelle, disait-il, c’est tout près ; on n’a plus qu’à tourner dans le sentier à gauche, deux cents pas, et on est chez nous. »

     Je tournai à gauche, et, au bord du sentier, j’aperçus la chaumière.

Voici ce qui en reste aujourd'hui

     Elle était isolée et toute basse sous de vieux hêtres.

     Elle regardait un grand paysage triste dont les lointains s’estompaient dans les gris noirs. C’étaient des plaines, des plaines monotones avec des fantômes d’arbres ; un lac d’eau marine à l’heure de la basse mer, un lac vide creusé dans des assises de granit, prairie profonde d’algues et de varechs, avec une île au milieu.

Le Lédano à marée basse. Si vous regardez de près, vous verrez "l'île"

10 L’île, étrange, en granit tout d’une pièce, polie comme un dos, ayant forme d’une grande bête assise.* On cherchait des yeux la mer, la vraie qui devait revenir pourtant à ces réservoirs abandonnés, et on ne la découvrait nulle part. Une brume froide et sombre montait à l’horizon, et le soleil d’hiver commençait à s’éteindre.

     Pauvre Yves ! Une chaumière isolée au bord du chemin, c’est la sienne ; une pauvre petite chaumière bretonne, au détour d’un sentier perdu, bien basse, sous un ciel obscur, à moitié dans la terre, avec de vieux petits murs de granit où poussent les pariétaires et la mousse.

     Là sont tous ses souvenirs d’enfance, à lui ; là était son berceau de petit sauvage, là était son nid ; foyer chéri habité par sa mère, foyer auquel, dans les pays lointains, dans les grandes villes d’Amérique ou d’Asie, son imagination toujours le ramenait. Il y songeait avec amour, à ce petit coin de monde, pendant les belles nuits calmes de la mer et pendant les nuits troublées, brutalement joyeuses, de sa vie d’aventures.* Une pauvre chaumière isolée, au détour d’un chemin, et c’est tout.

     Dans ses rêves de marin, c’était là ce qu’il revoyait : sous le ciel pluvieux, au milieu de la campagne morne du pays de Goëlo, ces vieux petits murs humides, tout verdis de pariétaires ; et les chaumières voisines où des bonnes vieilles en coiffe le gâtaient au temps de son enfance ; et puis, au coin des chemins, les calvaires de granit, mangés par les siècles...

     Mon Dieu ! Que ce pays est sombre et me serre le coeur !

15 Je frappai à cette porte, et une jeune fille qui ressemblait à Yves parut sur le seuil.

     Je lui demandai si c’était bien la maison des Kermadec.

     « Oui, dit-elle, un peu étonnée et craintive.

     Et puis, tout à coup :

     « C’est vous, monsieur, qui êtes l’ami de mon frère et qui êtes arrivé de Brest hier au soir avec lui ?... »

20 Seulement elle s’inquiétait de me voir venir seul.

     J’entrai. Je vis les bahuts, les lits bretons, les vieilles assiettes rangées au vaisselier.

Vaisselier breton

Musée du costume breton, Paimpol

Tout cela avait la mine propre et honnête ; mais la chaumière était bien petite et modeste.*

     « Tous nos parents sont riches », m’avait souvent dit Yves ; « il n’y a que nous autres qui sommes pauvres. »

     On me montra un de ces lits en forme d’armoire, à deux places, qui avait été préparé pour Yves et pour moi.

Un lit clos

Musée du costume breton, Paimpol

Je devais habiter l’étagère supérieure, qui était garnie de gros draps de toile rousse bien propres et bien raides.

     « Restez donc, monsieur ; ils vont bientôt revenir de la ville. »

25 Mais non, je remerciai pour ce premier jour et je m’en allai.

     À mi-chemin de Paimpol, nuit tombante, j’aperçus de loin un grand col bleu, dans une carriole qui s’en revenait bon train vers Plouherzel : la petite voiture de l’ami Jean ramenant Yves et sa mère. Je n’eus que le temps de me jeter derrière les buissons ; s’ils m’avaient reconnu, il n’y aurait plus eu moyen de les quitter, bien certainement.

     Il faisait tout à fait nuit quand j’arrivai à Paimpol, et les petites lanternes des rues étaient allumées. J’essayai de me mêler à cette foule qui s’agitait sur la place : c’était de ces marins qu’on appelle là des Islandais, qui s’exilent tous les étés, six mois durant, pour aller faire la grande pêche dangereuse dans les mers froides.

     Aucun de ces hommes n’était seul.* Ils circulaient en chantant par les rues avec des jeunes femmes au bras, des soeurs, des fiancés, des maîtresses. Et ces images de joie et de vie me donnaient le sentiment de mon isolement profond.* Je marchais seul, moi, triste et inconnu d’eux tous, sous mon costume d’emprunt pareil au leur.* On me dévisageait. « Qui est celui-là ? Un marin d’ailleurs, à la recherche d’un navire ? Nous ne l’avons jamais vu parmi nous. »*

     Je me sentais froid au coeur, et brusquement je repris le chemin de Plouherzel. Après tout, je ne les gênerais peut-être pas beaucoup, mes amis simples de là-bas, en allant un peu me réchauffer près d’eux.

30  J’avais oublié de dîner et je marchais d’un pas rapide, craignant d’arriver bien tard, de trouver là-bas la chaumière fermée et mes amis couchés.

Notes

1 Toujours "au hasard".

10 Loti reprendra cette image plus tard. Cf. Inde (sans les Anglais) V:III.

12 Comme le Marcel de Proust, qui se souviendra constamment de son enfance à Combray même quand il est ailleurs.

21 Pensez à la chaumière de la grand'mère Yvonne Moan dans Pêcheur d'Islande. La propreté est à contraster avec la saleté que Zola dépeint chez ses pauvres.

28 Quand Gaud Mével regarde la place de sa fenêtre, tout le monde est en couple ou en groupe aussi. Elle aussi en ressent un sens d'isolement.

28 Toujours le pouvoir de l'image visuelle.

28 Le costume sert à jouer un rôle, mais il ne suffit pas, toujours, à convaincre les spectateurs ... ou l'acteur.

28 Yann regarde Gaud de la même façon la première fois qu'il la voit, sur cette même place (Pêcheur d'Islande I:4).

XVIII [Journal I, 434]

Au bout d’une heure, j’étais au milieu de la campagne absolument égaré. Autour de moi rien que l’obscurité, le silence des nuits d’hiver. J’errais dans des sentiers détrempés ; personne à qui demander ma route, aucun hameau, aucune lumière. Toujours des silhouettes noires d’arbres. Et puis, de loin en loin, des calvaires ; il y en avait de très grands que je n’avais jamais rencontrés dans ma promenade du jour.

     Je rebroussai chemin en courant. Je courus longtemps dans toutes les directions. Une pluie glaciale commençait à tomber, chassée par le vent qui se levait. Cela m’était égal d’être égaré ; seulement j’avais besoin de voir quelqu’un d’ami et je me pressais pour essayer de retrouver Yves.

     Il devait être fort tard quand je reconnus devant moi la chapelle de Plouherzel et le lac d’eau marine, où tombait une lueur de lune, et la masse noire de l’île de granit sur l’eau pâle, le dos de la grande bête couchée.

     Près de la chapelle, j’entendis des voix. Dans le noir, deux hommes dont l’un athlétique, se tenaient par la main et se parlaient fort tendrement, à la manière des gens un peu gris : Yves et Jean,* – et je courus à eux.

5   Un grand étonnement et une joie de me voir. – Et puis Jean, nous prenant chacun par un bras, nous entraîna tous deux chez lui.

     La chaumière de Jean, isolée aussi, était dans le voisinage de celle d’Yves, mais bien plus grande et plus cossue.

     On voyait tout de suite qu’on entrait chez des gens riches : les bahuts et les lits avaient des fermoirs d’acier découpé qui reluisaient comme des armures. Tout au fond était dressée une cheminée monumentale, où flambait le tronc d’un chêne.

Une cheminée monumentale

Source: Ancienne carte postale

     Deux femmes étaient assises devant ce feu, Jeannie, la jeune épouse, et puis la vieille mère en haute coiffure, filant à son rouet.

Une vieille bretonne à son rouet

Source: Ancienne carte postate

     C’était une jolie vieille à peindre, la mère de Jean.* Elle avait aussi un peu élevé Yves, qu’elle appelait en breton son autre enfant et qu’elle embrassa sur les deux joues bien fort.

10  Les femmes, depuis une heure, étaient inquiètes et veillaient pour les attendre. Elles les reçurent avec indulgence, bien qu’ils fussent gris (c’est l’usage entre amis du service qui se retrouvent), les grondèrent un peu, puis se mirent en devoir de nous faire à tous trois des crêpes et de la soupe.

     Un mauvais vent qui venait de se lever de la mer gémissait dehors, dans le noir de la campagne déserte. De temps en temps, il descendait par la cheminée, chassant en avant la flamme claire ; alors de petits flocons de cendre très légers se mettaient à danser en rond devant l’âtre, bien bas, en rasant le sol, comme ces mauvaises âmes de nains qui virent toute la nuit autour des Grandes-Pierres.*

     Nous étions bien devant cette flamme qui séchait nos vêtements trempés de pluie, et nous attendions avec impatience la bonne soupe chaude qu’on allait nous servir.

Notes

4 Analyse impressionniste à partir de donnés visuels.

9 Loti pense toujours en peintre.

11 Les menhirs, autour desquels, d'après la légende bretonne, des korrigans dansaient la nuit (Vercier 359).

XIX [Journal I, 419]

Ces crêpes qu’on nous faisait ressemblaient à la lune, tant elles étaient larges ; on nous les passait à mesure toutes brûlantes, au bout d’une longue palette de frêne taillée en forme d’aviron de chaloupe.

     Yves en laissa choir une sur une grosse poule qu’on n’avait pas vue par terre et qui se sauva dans un recoin sombre, en secouant ce manteau d’un air revêche et offensé. J’avais bonne envie de rire et Jeannie aussi ; mais nous n’osions pas, sachant bien tous deux que c’était un signe de malheur.

     « Encore la grosse noire ! » dit la vieille mère, lâchant son rouet et regardant Yves d’un air consterné. « Jeannie, ma fille, rappelez-vous de l’envoyer demain matin vendre au marché ; c’est toujours la même qui rôde à l’heure où toutes les autres poules sont couchées ; elle finirait par nous attirer du mal. »*

     Nous coupions nos crêpes en petits morceaux pour les mettre dans nos écuelles de soupe, et puis nous les mangions, bien trempées, avec nos cuillères de bois. Et Jeannie nous faisait boire tous trois dans une même grande moque qui était pleine d’un cidre très bon.

5   Après, quand nous eûmes bien mangé et bien bu, Jean commença d’une jolie voix haute une chanson de bord que connaissent tous les matelots bretons. Yves et moi, nous chantions les basses, et la vieille mère marquait la mesure avec sa tête et la pédale de son rouet. On n’entendait plus les refrains tristes que le vent chantait tout seul dehors.*

     La chanson disait :

Nous étions trois marins de Groix,
Nous étions trois marins de Groix,
Embarqués sur le Saint-François.
Il vente !...
C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Pauvre homme,’l a tombé à la mer,
Pauvre homme,’l a tombé à la mer,
Les autres étaient bien dans la peine.
Il vente !...
C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Les autres étaient bien dans la peine,
Les autres étaient bien dans la peine.
Ils ont hissé l’ pavillon guen (pavillon blanc)
Il vente !...
C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Ils ont hissé l’ pavillon guen,
Ils ont hissé l’ pavillon guen,
Ils n’ont trouvé que son chapeau.
Il vente !...
C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Ils n’ont trouvé que son chapeau,
Ils n’ont trouvé que son chapeau,
Son garde-pipe et son couteau.
Il vente !...
C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

La maman qui s’en est allée,
La maman qui s’en est allée,
Prier la grande Sainte-Anne d’Auray.*
Il vente !...
C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

« Bonne Sainte-Anne, rendez-moi mon fils,
Bonne Sainte-Anne, rendez-moi mon fils. »
La bonne Sainte-Anne, elle lui a dit...
Il vente !...
C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

La bonne Sainte-Anne, elle lui a dit,
La bonne Sainte-Anne, elle lui a dit :
« Tu le retrouv’ras en paradis ! »
Il vente !...
C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Dans son village s’en est retournée,
Dans son village s’en est retournée.
L’endemain, pauv’ femme, elle est trépassée.
Il vente !...
C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Notes

3 D'après la tradition, les Bretons étaient superstitieux.

5 Comme le chant de la mer pendant le mariage de Yann et de Gaud (Pêcheur d'Islande IV:7)

* L'Église de Saint-Anne d'Auray se trouve dans le sud de la Bretagne.

XX [Journal I, 435-436]

Quand il fallut partir, il se trouva qu’Yves était beaucoup plus gris qu’on n’aurait pu le croire. Dehors, il enfonçait jusqu’au genou dans les flaques d’eau et marchait tout de travers. Pour le ramener, je passai mon bras droit autour de sa taille, son bras gauche à lui par-dessus mes épaules, le portant presque. Nous ne voyions plus rien que le noir intense de la nuit ; un grand vent nous fouettait la poitrine, et, dans ces sentiers, Yves ne se reconnaissait plus.

     On était inquiet dans sa chaumière, et on veillait pour l’attendre. Sa mère le gronda, de son air dur, en prenant une grosse voix, comme on fait pour gronder les petits enfants, et lui s’en alla tout penaud s’asseoir dans un coin.*

     Tout de même on nous obligea de souper une seconde fois ; c’est la coutume. Une omelette, encore des crêpes, et des tartines de pain bis avec du beurre. Ensuite, on procéda au coucher de la famille (les hommes d’abord, puis on éteint la lumière, et les femmes se couchent après). Il y avait sous nos matelas de hautes litières faites d’un amas de branches de chêne et de hêtre ; cela s’affaissait avec un bruit de feuilles sèches, et on se sentait descendre, enfoncer dans un creux qui vous tenait chaud.

     « Hou ! Hououou ! Hou hououou ! » faisait le vent dehors, d’une voix de hulotte, avec des aires de se fâcher, de s’indigner, et puis de se plaindre et de mourir.

5   Quand la chandelle fut éteinte et que la chaumière fut noire, on entendit une voix douce de petite fille commencer une prière en breton (c’était une toute petite de quatre ans qu’on avait recueillie, un enfant que Gildas avait fait à une fille de Plouherzel, lors de son dernier passage au pays). Une très longue prière, coupée de répons graves de vieille femme ; tous les saints de la Bretagne : saints Corentin et Allain, saints Thénénan et Thégounec, saints Tuginal et Tugdual, saints Clet et Gildas furent invoqués, et puis le silence se fit.* Tout près de moi, la respiration à peine perceptible d’Yves, déjà endormi d’un sommeil profond. – Au pied de notre lit, les poules couchées, rêvant tout haut sur leur perchoir. Un grillon donnant de temps à autre, dans l’âtre encore chaud, une mystérieuse petite note de cristal.* Et puis dehors, autour de la chaumière isolée, toujours ce vent : un gémissement immense courant sur tout le pays breton ; une poussée incessante venue de la mer avec la nuit et mettant dans la campagne un monotone remuement noir, à l’heure des apparitions et des promenades de morts.*

Notes

2 A contraster avec Yann Gaos, qui est sage et ne donne pas de soucis à ses parents (Pêcheur d'Islande II:3).

5 Saints Clet et Tuginal ne sont pas reconnus par l'église catholique à Rome (Vercier 359-360). Ce sont des saints régionaux, dont il y en a beaucoup en Bretagne - où, souvent, on ne fait pas de distinction.

5 Comme plus tard, dans Pêcheur d'Islande, le grillon ironique.

5 Cf. Pêcheur d'Islande III:14.

XXI [Journal I, 437-439]

« Bonjour, Yves !

     – Bonjour, Pierre ! »

     Et nous ouvrons à la lumière grise du matin les auvents de notre armoire.

     Ce bonjour, Pierre ! précédé d’un petit sourire d’intelligence, m’est dit avec hésitation, d’une voix intimidée ; c’est bonjour, capitaine, qu’Yves a l’habitude de dire, et il n’en revient pas de s’éveiller si près de moi, avec la consigne de m’appeler par mon nom. Pour en faire accroire aux gens de Plouherzel et garder la vraisemblance de mon costume d’emprunt, nous avions concerté cette intimité.

5   C’était fini du rayon de soleil d’hier et du grand vent de la nuit. Ce matin, il faisait un vrai temps de Bretagne, et tout ce pays était enveloppé d’une même immense nuée grise. Le jour était comme un crépuscule, et il semblait que cette lueur si blême n’eût pas la force d’entrer par les lucarnes des chaumières. On ne voyait plus rien des lointains, et une petite pluie lente était répandue dans l’air comme une fine poussière d’eau.

     Nous avions à faire toute la tournée promise chez les oncles, les cousins, les amis d’enfance ; et ces chaumières étaient fort disséminées dans la campagne, Plouherzel n’étant pas un village, mais seulement une région autour d’une chapelle.*

     Les courses étaient longues, dans les sentiers humides, entre les talus couverts de mousse, sous la voûte des vieux hêtres morts et sous le voile du ciel gris.

     Et toutes ces chaumières étaient pareilles, basses, enterrées, sombres ; leur toit de paille, leurs murs de granit brut, tout verdis par les cochléarias, les lichens, les fraîches mousses de l’hiver. Au dedans, noires, sauvages, avec des lits en forme d’armoire gardés par des images de saints ou des bonnes vierges en faïence.*

     Nous étions reçus à coeur ouvert partout, et toujours il fallait manger et boire. Il y avait de longues conversations en breton, auxquelles, en mon honneur, on mêlait, tant bien que mal, un peu de français. C’était surtout de l’enfance d’Yves que l’on aimait à causer. Des bons vieux et des bonnes vieilles redisaient en riant ses mauvais tours d’autrefois, et ils avaient été nombreux, à ce que je vis.

10 « Oh ! Le mauvais gars, monsieur, que ça faisait ! »

     Et lui recevait ces compliments avec son grand air calme et buvait toujours.

     Le forban couvait déjà, paraît-il, sous le petit sauvage breton ; le petit Yves, qui sautait pieds nus dans ces sentiers de Plouherzel, était le germe inconscient du marin de plus tard, indompté et coureur de bordées.

     Vers le soir, à marée basse, nous descendîmes, Yves et moi, dans le lit du lac d’eau marine, dans la prairie d’algues rousses. Nous emportions chacun une tartine de pain noir bien beurré et un grand couteau pour prendre des berniques. Un régal de son enfance qu’il voulait renouveler avec moi, des coquillages tout crus avec du pain et du beurre.*

     La mer avait découvert de plusieurs kilomètres, mettant à nu les vastes champs de varech, la prairie profonde où l’herbe était brune et salée, avec d’étranges fleurs vivantes.

Le Lédano à marée basse

Tout alentour, des parois de granit fermaient cette fosse immense, et l’île en forme de bête couchée, dégarnie jusqu’aux pieds, montrait ses derniers soubassements noirs. Il y en avait beaucoup d’autres aussi, d’autres blocs qui s’étaient tenus cachés sous les eaux à mer haute, et qui maintenant se faisaient voir, surgissaient, avec leurs longues garnitures d’algues, pendantes comme des chevelures mouillées. Sur la plaine sombre, on en apercevait de posés partout, dans d’étranges attitudes de réveil.

15  L’air froid était rempli de la senteur âcre du goémon. La nuit venait lentement, de son pas silencieux de loup, et tous ces grands dos de pierre commençaient à faire songer à des troupeaux de monstres. Nous prenions les berniques au bout de nos couteaux, et nous les mangions toutes vivantes, en mordant à même dans nos tartines, ayant faim tous deux, nous dépêchant de finir, de peur de ne plus y voir.

     « Ce n’est plus si bon qu’autrefois », dit Yves quand il eut tout mangé,* « et puis il me semble que je me sens triste ici... Quand j’étais petit, je me rappelle que ça m’arrivait de temps en temps, la même chose, mais pas si fort que ce soir. Allons-nous-en, voulez-vous ? »

     Alors, moi, je lui répondis étonné de l’entendre :

     « Des manières de moi que tu prends là, mon pauvre Yves !

     – Des manières de vous, vous dites ? »

20  Et il me regarda avec un long sourire mélancolique, qui m’exprimait de sa part des choses nouvelles, indicibles.* Je compris ce soir-là qu’il avait beaucoup plus que je ne l’aurais pensé des manières de moi, des idées, des sensations pareilles aux miennes.

     « Tenez, continua-t-il, comme suivant toujours le même cours de pensées, savez-vous une chose qui m’inquiète souvent quand nous sommes si loin, en mer ou dans ces pays de là-bas ? Je n’ose pas vous dire... C’est l’idée que je pourrais peut-être mourir et qu’on ne me mettrait pas dans notre cimetière d’ici. »*

     Et il montrait de la main la flèche de l’église de Plouherzel, qu’on apercevait au-dessus des falaises de granit, très loin, comme une pointe grise.*

     « Ce n’est pas pour la religion, vous comprenez bien ; car, moi, vous savez, je n’aime pas beaucoup les curés. Non, une idée que j’ai comme ça, je ne peux pas vous dire pourquoi. Et, quand j’ai le malheur de penser à cette chose, ça m’empêche d’être brave. »

Notes

6 Plounez est bien un village, mais Kergrist n'est qu'une région autour de la chapelle qu'on voit sur la photo et le dessin de Loti dans le chapître XVII.

8 On retrouvera une Vierge de faïence sur la Marie (Pêcheur d'Islande I:1).

13 Les berniques constituent un bien pauvre régal. Loti indique ici, encore une fois, la relativité des valeurs et l'importance de l'enfance chez certains hommes. Les berniques sont importants pour Yves parce que, comme la madeleine trempée dans du thé de Proust, c'est quelque chose qu'il n'a pas connu depuis son enfance, et qui donc évoque cette enfance.

16 Comme le Narrateur de Proust, Yann ne retrouve pas les sentiments de son enfance dont il se souvient quand il revient aux sites de son enfance.

20 Quelles choses? Quelles manières Narrateur, quelles idées et quelles sensations le Narrateur attribue-t-il à Yves? Des choses qu'on ne peut pas - pour quelles raisons? - dire.

21 Pierre Le Cor, par contre, sera enterré à Rosporden et non pas à Kergrist.

22 L'église de Plounez de l'époque n'existe plus. Celle d'aujourd'hui est bien belle, et se voit toujours d'une assez grande distance.

XXII [Journal I, 440-442]

Ce fut le soir, après souper, que la mère d’Yves me recommanda solennellement son fils, et cela resta toute la vie.

     Elle avait bien compris, avec son instinct de mère, que je n’étais pas ce que je paraissais être et que je pourrais avoir sur la destinée de son dernier fils une influence souveraine.

     « Elle dit, traduisait la jeune fille, que vous nous trompez, monsieur, et qu’Yves aussi nous trompe pour vous faire plaisir ; que vous n’êtes pas quelqu’un comme nous autres... Et elle demande, puisque vous naviguez ensemble, si vous voudrez veiller sur lui. »

     Alors la vieille femme me commença l’histoire du père d’Yves, histoire, que par Yves lui-même, je connaissais déjà depuis longtemps. Je l’écoutai volontiers cependant, contée par cette jeune fille, devant la grande cheminée bretonne où la flamme dansait sur une souche de hêtre.

5   « ... Elle dit que notre père était un beau marin, si beau, qu’on n’avait jamais vu dans le pays un si bel homme marcher sur terre. Il est mort, nous laissant treize, treize enfants. Il est mort comme beaucoup de marins de nos pays, monsieur. Un dimanche qu’il avait bu, il est parti en mer le soir dans sa barque, malgré un grand vent qui soufflait du nord-ouest, et on ne l’a jamais vu revenir. Comme ses fils, il avait très bon coeur ; mais sa tête était bien mauvaise. »

     Et la pauvre mère regardait son fils Yves...

     « Elle dit, continua la jeune fille, que mes parents habitaient Saint-Pol-de-Léon, dans le Finistère, qu’Yves avait un an, et que, moi, je n’étais pas encore venue quand notre père est mort ; alors elle a quitté cette ville pour retourner à Plouherzel en Goëlo, son pays natal.* Mon père laissait nos affaires en grand désordre ; presque tout l’argent que nous avions eu autrefois était passé au cabaret, et ma mère n’avait plus de pain à nous donner. C’est alors que nos deux frères aînés, Gildas et Goulven, sont partis comme mousses sur des navires au long cours.

      » On ne les a pas beaucoup vus au pays depuis leur départ, et pourtant on ne peut pas dire qu’il ne nous aimaient pas. Ils se sont longtemps privés de leur paye de matelot pour permettre à notre mère de nous élever, nous les plus petits, Yves, ma soeur qui est ici, et puis moi.*

      » Mais Goulven a déserté, monsieur, il y a plus de quinze ans, par un mauvais coup de tête...*

10  – Eux aussi, dit la vieille femme, sont de beaux et braves marins, leur coeur est franc comme l’or... Mais ils ont la tête de leur père, et déjà ils se sont mis à boire...

     – Mon frère Gildas, reprit la jeune fille, a navigué sept ans à bord d’un américain pour faire, dans le Grand-Océan, la pêche à la baleine. Cette campagne l’avait rendu très riche ; mais il paraît que c’est un dur métier, n’est-ce pas, monsieur ?

     – Oui, un dur métier, en effet... Je les ai vus à l’oeuvre, dans le Grand-Océan, ces marins-là, moitié baleiniers, moitié forbans, qui passent des années dans les grandes houles des mers Australes sans aborder aucune terre habitée.

     – Il était si riche, mon frère Gildas, quand il est revenu de cette pêche, qu’il avait un grand sac tout rempli de pièces d’or.

     – Il les avait versées là sur mes genoux, dit la vieille femme en relevant les pans de sa robe, comme pour les retenir encore, et mon tablier en était plein. De grosses pièces d’or des autres pays, marquées de toute sorte de figures de rois et d’oiseaux. Il y en avait de toutes neuves, qui représentaient le portrait d’une dame avec une couronne de plumes, et qui valaient seules plus de cent francs, monsieur. Jamais nous n’avions vu tant d’or... Il donna mille francs à chacune de ses soeurs, mille francs à moi sa mère, et m’acheta cette petite maison où nous demeurons. Il dépensa le reste à s’amuser à Paimpol et à faire des choses, qui certainement, n’étaient pas bien. Mais ils sont tous comme ça, monsieur, vous le savez mieux que moi. Pendant deux mois, on ne parlait que de lui dans la ville...

15  » Depuis il est reparti et nous ne l’avons pas revu. C’est un brave marin, monsieur, que mon fils Gildas ; mais il est perdu comme son père parce que, lui aussi, s’est mis à boire »

     Et la vielle femme courba douloureusement la tête en parlant de ce fléau sans remède qui dévore les familles des marins bretons.

     Il y eut un silence, et elle parla de nouveau à sa fille d’une voix grave en me regardant.

     « Elle demande, monsieur... Si vous voulez lui faire cette promesse... Au sujet de mon frère... »

     Ce regard anxieux, profond, fixé sur moi, me causait une impression étrange. C’est pourtant vrai que toutes les mères, quelles que soient les distances qui les séparent, ont, à certaines heures, des expressions pareilles... Maintenant il me semblait que cette mère d’Yves avait quelque chose de la mienne.

20 « Dites-lui que je jure de veiller sur lui toute ma vie, comme s’il était mon frère. »

     Et la jeune fille répéta, traduisant lentement en breton :

     « Il jure de veiller sur lui toute sa vie, comme s’il était son frère. »

     Elle s’était levée, la vieille mère, toujours droite, et rude, et brusque ; elle avait pris au mur une image du Christ, et s’était avancée vers moi, en me parlant comme pour me prendre au mot, là, avec une naïveté, une indiscrétion sauvages.

     « C’est là-dessus, monsieur, qu’elle vous demande de jurer.

25 – Non, ma mère, non », dit Yves tout confus, qui essayait de s’interposer, de l’arrêter.

     Moi, j’étendis le bras vers cette image du Christ, un peu surpris, un peu ému peut-être, et je répétai :

     « Je jure de faire ce que je viens de dire. »

     Seulement mon bras tremblait légèrement, parce que je pressentais que l’engagement serait grave dans l’avenir.

     Et puis je pris la main d’Yves, qui baissait la tête, rêveur :

30 « Et toi, tu m’obéiras, tu me suivras... Mon frère ? »

     Lui répondit tout bas, hésitant, détournant les yeux, avec le sourire d’un enfant :

     « Mais oui... Bien sûr... »

Notes

7 Le père de Pierre Le Cor, Pierre Marie Le Cor, est mort à Plounez, et non pas à St-Pol-de-Léon, le 8 mars 1860. Cf. Chapitre I.

8 La famille Gaos dans Pêcheur d'Islande, avant autant d'enfants, sera bien plus chanceuse.

9 Comme le frère de Sylvestre Moan.

XXIII

Nous n’eûmes pas longtemps à dormir, cette nuit-là, mon frère et moi, dans notre lit en armoire.

     Dès que le vieux coucou de la chaumière eut dit quatre heures de sa voix fêlée, vite il fallut nous lever ; nous devions être à Paimpol avant le jour, pour y prendre à six heures le diligence de Guingamp.

     À quatre heures et demie, ce triste matin d’hiver, la pauvre petite porte s’ouvre pour nous laisser sortir ; elle se referme sur un dernier baiser à Yves, de sa mère qui pleure, sur une dernière pression de main à moi. Nous nous éloignons tous deux dans la pluie froide et la nuit noire, et en voilà pour cinq ans.

     Dans les familles de marins, c’est ainsi.

5   À mi-chemin, nous entendons de loin sonner l’Angélus derrière nous à Plouherzel. Nous nous croyons en retard, et nous nous mettons à courir, à courir. Nous avons le front baigné de sueur en arrivant à Paimpol.

     Nous nous étions trompés ; on avait avancé l’heure de l’Angelus.

     Nous trouvons asile dans un cabaret déjà ouvert, où nous déjeunons en compagnie d’Islandais et d’autres frères de la côte.*

     Et, le soir du même jour, à onze heures, nous arrivons à Brest pour reprendre la mer.

Notes

7 Pensez au cabaret de Mme Tressoleur (Pêcheur d'Islande III:15).

XXIV

J’avais conscience d’avoir accepté une lourde charge en adoptant ce frère insoumis, d’autant plus que je prenais très au sérieux mon serment.

     Mais le sort nous sépara le surlendemain et mit bientôt entre nous deux la moitié de la terre.

     Yves prit le large dans l’Atlantique, et, moi, je partis pour le Levant, pour Stamboul.*

     Ce fut seulement quinze mois plus tard, en mai 1877, que nous nous retrouvâmes à bord d’une certaine Médée, qui naviguait du côté de la Chine et des Indes.

Notes

3 Entre cette phrase et la suivante se situerait, chronologiquement, toute l'histoire de Loti à Salonique et Stamboul avec Aziyadé, Samuel, et Achmed (cf. Aziyadé). Ce Narrateur n'en parle jamais.

XXV [Journal I, 412]

À bord de la Médée, avril 1877.*

     « Ça me va comme des guêtres à un lapin », disait Yves d’un air d’enfant, en contemplant ses manches pagodes et sa robe en soie bleue de Birmanie.

     C’était à Yé, ville de Siam, au bord du golfe de Bengale. Il était assis au fond d’une taverne de mariniers, sur un escabeau d’une forme chinoise.

     Il était très ivre, et, quand il eut ainsi souri de se voir vêtu comme un riche d’Asie, ses yeux redevinrent sombres et éteints, sa lèvre contractée et dédaigneuse. À ces moments-là, il était capable de tout, comme dans ses anciens jours.

5  À côté de lui, il y avait le grand Kerboul, aussi gabier de misaine, qui venait de se faire apporter quinze verres d’une eau-de-vie très coûteuse de Singapoore, et les avait successivement vidés, puis brisés à coups de poing, avec le terrible sérieux de l’ivresse bretonne. Et les débris de ces quinze verres couvraient la table sur laquelle il venait de poser ses deux pieds.

     Il y avait encore Barrada, le canonnier, toujours beau et tranquille, avec son sourire félin. Les gabiers l’avaient, par exception, invité à leur fête. Et puis Le Hello, Barazère, six autres du grand mât et quatre du beaupré, – tous se carrant, avec des airs superbes, dans des robes asiatiques.

     Il y avait même Le Hir l’idiot, un de l’île de Sein, qu’ils avaient amené pour rire et qui buvait des ordures délayées dans son bol de rhum. Enfin deux forbans, deux black-boules*, déserteurs de tous les pavillons, anciennes connaissances d’Yves, qui les avait, ce soir-là, ramassés tendrement sur la plage.

     ... C’était pour fêter sainte Épissoire, patronne des gabiers, qu’ils s’étaient rassemblés, et l’usage me commandait d’y paraître avec eux, comme officier de manoeuvre.

     Depuis un an, ils n’avaient pas mis le pied à terre. Et le commandant, qui était content de son équipage, leur avait permis, à eux, les meilleurs, de célébrer comme en France l’anniversaire de cette grande sainte ; il avait choisi cette ville de Yé, parce qu’elle lui semblait pour nous la moins dangereuse, le peuple y étant plus inoffensif qu’ailleurs et plus maniable.

10 Dans cette salle, qui était vaste et basse, avec des murailles en papier, il y avait en même temps que nous une bande de matelots de commerce américains, qui buvaient avec des filles rousses à longues dents, échappées des lupanars de l’Inde anglaise.

     Et ces intrus gênaient les gabiers, qui voulaient être seuls et le leur donnaient à entendre.

     Onze heures. – Les bougies venaient d’être renouvelées dans les girandoles de couleur, tandis qu’au dehors la ville siamoise s’endormait dans la nuit chaude. Ici, on sentait qu’il y avait des coups de poing dans l’air, que les bras avaient besoin de se détendre et de frapper.

     « Qu’est-ce que c’est ? » dit un des Américains qui avait l’accent de Marseille, « qu’est-ce que c’est que ces Français qui viennent ici faire la loi ? Et celui-là qui est avec eux (moi), le plus jeune de tous, qui a l’air de poser et de les commander ?

     – Celui-là, dit Yves faisant mine de ne pas seulement daigner tourner la tête, celui-là faudrait qu’il aurait des moustaches, celui qui y toucherait !

15 – Celui-là, dit Barrada, qui il est ? Attendez donc, nous allons vous l’apprendre, sans qu’il ait besoin de se déranger, et vous aller voir, enfants, si ça va reluire ! »

     ...Yves leur avait déjà lancé son escabeau de forme chinoise, qui venait de crever le mur à toucher leurs têtes, et Barrada, d’un premier coup de poing, en avait chaviré deux. Les autres renversés sur les premiers, tous par terre, Kerboul assommait dans le tas, à grands coups de table, éparpillant sur les ennemis les débris de ses quinze verres.

     Alors on entendit au dehors des gongs et des sonnettes, des frôlements de soie, de petits rires aigres de femmes.

     Et les danseuses entrèrent. (Les gabiers s’étaient commandé des danseuses.)...

     Ils s’arrêtèrent en les voyant paraître, car elles étaient étranges. Peintes comme des images chinoises, couvertes d’or et de pierres brillantes, des yeux à demi fermés, pareils à de petites fentes blanches, elles s’avançaient au milieu de nous avec des sourires de femmes mortes, tenant leurs bras en l’air et écartant leurs doigts grêles, dont les grands ongles étaient enfermés dans des étuis d’or.

20 En même temps, des odeurs de baume et d’encens ; on brûlait des baguettes dans un réchaud, et une fumée alanguissante se répandait comme un nuage bleu.

     Les gongs sonnaient plus fort et ces fantômes dansaient, gardant leurs pieds immobiles, exécutant une espèce de mouvement rythmé du ventre avec des torsions de poignets. Toujours le sourire figé, le regard blanc des cadavres ; il semblait que cela seul eût vie en elles : ces gros reins cambrés de goule qu’agitaient des trémoussements lascifs, et puis, au bout des bras raidis, ces mains écartées, inquiétantes, qui se tordaient.

     ... Le Hello, qui, depuis longtemps, dormait par terre, entendant les gongs sonner si fort, se réveilla et eut peur.

     « Té, pardi, les danseuses ! » lui expliqua Barrada, gouailleur, riant de lui.

     « Ah ! Oui, les danseuses ! »

25 Il s’était levé et de sa large patte, qui cherchait en l’air, incertaine, il essayait de rabattre ces bras tendus et ces griffes dorées, balbutiant, la langue épaisse :

     « Faut pas, figure de paravent, faut pas montrer les mains comme ça, c’est vilain... Je croyais que c’était... que c’était... le diable ! »

     Et il retomba par terre, endormi.

     Barrada, lui, qui avait dépassé ce soir sa dose habituelle, leur reprochait d’avoir la peau jaune et leur parlait de la sienne qui était blanche. « Blanche ! Blanche ! » il en rabâchait, de cette blancheur, qu’il s’exagérait beaucoup du reste, et voulait maintenant la leur faire voir. D’abord son bras, puis sa poitrine ; il disait : « Tiens, regarde, si c’est vrai ! »

     Elles, les poupées jaunes d’Asie, continuaient leurs lents et lugubres trémoussements de bête, gardant le mystère de leur rictus et de leurs yeux blancs tirés vers les tempes. Et, à présent, lui, Barrada, complètement nu, dansait devant elles, ayant l’air d’un marbre grec qui aurait pris vie tout à coup pour quelque bacchanale antique.*

30 ...Mais les Birmanes, montées comme des automates, dansèrent longtemps, longtemps, plus longtemps que lui. Et, après, à la fin de la nuit, quand les gongs eurent fait silence, les matelots furent pris de frayeur à l’idée que ces femmes, payées pour leur plaisir, les attendaient. Les uns après les autres, ils s’en allèrent du côté de la plage n’osant pas les approcher.

Notes

1 L'inspiration pour ce chapitre était une épisode qui se passait non en Asie mais à Lorient (il y a un jeu de mots : l'Orient - Lorient), en 1877 et non pas en 1878. Les Américains de ce chapitre étaient des ouvriers bretons, donc des Amoricains. Cf. Journal I, 412-413.

7 En anglais, être blackballed, c'est être exclu parce qu'on vous trouve inacceptable.

29 Yves n'est pas le seul dont le corps musclé soit comparé à une oeuvre d'art antique.

XXVI

C’était le grand ami d’Yves, ce Barrada, qui s’était débrouillé, pour repartir une troisième fois sur le même navire que nous.

     Enfant naturel, poussé à la belle étoile sur les quais de Bordeaux. Très vicieux, avec un bon coeur* ; plein de contrastes, certaines notions premières de respect humain lui manquaient absolument ; son honneur, à lui, c’était d’être plus beau que les autres, plus leste et plus fort, plus débrouillard aussi. (débrouillard et débrouillage sont deux mots qui résument presque à eux seuls toute la marine ; ils n’ont pas d’équivalents académiques.)

     Moyennant salaire, ce Barrada professait à bord tous les genres d’exercices en usage parmi les matelots : boxe, canne, chausson, avec la gymnastique par-dessus le marché, et le chant, et la danse. Souple comme un clown ; l’ami de tous les hercules de foire posant chez des sculpteurs* ; luttant pour de l’argent chez des saltimbanques.

     Au premier rang dans les fêtes de matelots, mais toujours en invité ; buvant beaucoup, mais ne payant pas ; buvant beaucoup, mais jamais trop, et passant au milieu de toutes les bacchanales, aussi droit, aussi souriant, aussi frais.

5   Il avait à tout des reparties gouailleuses que d’autres n’auraient pas trouvées ; l’accent gascon les rendait plus drôles ; et puis il terminait ses phrases par une espèce de son à lui : un demi-rire qui résonnait dans sa poitrine profonde comme ce rauquement des lions qui bâillent.

     D’ailleurs, bon, reconnaissant, serviable pour tous et fidèle à ses amis ; n’ayant jamais qu’une parole et répondant toujours avec la franchise renversante des enfants terribles.

     Faisant argent de tout, par exemple, même de sa beauté à l’occasion.* Et cela, naïvement, avec sa bonhomie de sauvage ; tellement, que les autres, qui le savaient, lui pardonnaient comme à un plus enfant qu’eux. Yves se bornait à dire :

     « Oh ! ça n’est pas joli, Barrada, je t’assure... » et ne lui en voulait pas non plus.

     Tout cela s’amassait, s’amassait, se condensait en grosses pièces d’or cousues contre ses reins dans une ceinture de cuir. Et c’était pour en arriver, après son rengagement de cinq ans, à épouser une petite Espagnole, qui faisait des modes, à Bordeaux, dans un beau magasin du passage Sainte-Catherine ; petite ouvrière très raffinée, dont il portait toujours sur lui une photographie de profil, avec des cheveux coupés sur le front et une élégante toque en fourrure, ornée d’une aile d’oiseau.*

10 « Que voulez-vous ! C’est une amitié d’enfance ! » disait-il, comme s’il eût été nécessaire de s’en excuser.

     Et, en attendant cette petite fiancée, il s’abandonnait à beaucoup d’autres par intérêt souvent, quelquefois aussi par vraie bonté d’âme, à la manière d’Yves, pour ne pas faire de la peine.*

Notes

2 "Vicieux" dans le sense de "plein de vices".

3 Donc, quelqu'un qui a l'habitude de fonctionner dans le monde des artistes.

7 Loti ne nous explique pas comment Barrada fait argent de sa beauté ; l'ambiguïté permet à chaque lecteur d'imaginer selon ses intérêts et désirs - l'esthétique lotienne.

9 Comparez avec la "connaissance" du marin invité aux noces de Yann et de Gaud dans Pêcheur d'Islande qui à Toulon lui prend ses plumes d'autruche qu'il avait rapportées d'Aden (IV:7.28).

11 "Autres" n'a pas de sexe.

XXVII

En mer, mai 1877.

     Depuis deux jours, la grande voix sinistre gémissait autour de nous. Le ciel était très noir ; il était comme dans ce tableau où le Poussin a voulu peindre le déluge ; seulement toutes les nuées remuaient, tourmentées par un vent qui faisait peur.

Nicolas Poussin: L'Hiver. Le Deluge (1660-1664) Paris: Louvre

Source: http://www.abcgallery.com/P/poussin/poussin108.html

     Et cette grande voix s’enflait toujours, se faisait profonde, incessante ; c’était comme une fureur qui s’exaspérait. Nous nous heurtions dans notre marche à d’énormes masses d’eau, qui s’enroulaient en volutes à crêtes blanches et qui passaient avec des airs de se poursuivre ; elles se ruaient sur nous de toutes leurs forces : alors c’étaient des secousses terribles et de grands bruits sourds.

     Quelquefois la Médée se cabrait, leur montait dessus, comme prise, elle aussi, de fureur contre elles. Et puis elle retombait toujours, la tête en avant, dans des creux traîtres qui étaient derrière ; elle touchait le fond de ces espèces de vallées qu’on voyait s’ouvrir, rapides, entre de hautes parois d’eau ; et on avait hâte de remonter encore, de sortir d’entre ces parois courbes, luisantes, verdâtres, près de se refermer.*

5   Une pluie glacée rayait l’air en longues flèches blanches, fouettait, cuisait comme des coups de lanières. Nous nous étions rapprochés du nord, en nous élevant le long de la côte chinoise, et ce froid inattendu nous saisissait.

     En haut, dans la mâture, on essayait de serrer les huniers, déjà au bas ris ; la cape était déjà dure à tenir, et maintenant il fallait, coûte que coûte, marcher droit contre le vent, à cause de terres douteuses qui pouvaient être là, derrière nous.

     Il y avait deux heures que les gabiers étaient à ce travail, aveuglés, cinglés, brûlés par tout ce qui leur tombait dessus, gerbes d’écume lancées de la mer, pluie et grêle lancées du ciel ; essayant, avec leurs mains crispées de froid qui saignaient, de crocher dans cette toile raide et mouillée qui ballonnait sous le vent furieux.

     Mais on ne se voyait plus, on ne s’entendait plus.

     On en aurait eu assez rien que de se tenir pour n’être pas emporté, rien que de se cramponner à toutes ces choses remuantes, mouillées, glissantes d’eau ; – et il fallait encore travailler en l’air, sur ces vergues qui se secouaient, qui avaient des mouvements brusques, désordonnés, comme les derniers battements d’ailes d’un grand oiseau blessé qui râle.*

10  Des cris d’angoisse venaient de là-haut, de cette espèce de grappe humaine suspendue. Cris d’hommes, cris rauques, plus sinistres que ceux des femmes, parce qu’on est moins habitué à les entendre ; cris d’horrible douleur : une main prise quelque part, des doigts accrochés, qui se dépouillaient de leur chair ou s’arrachaient ; – ou bien un malheureux, moins fort que les autres, crispé de froid, qui sentait qu’il ne se tenait plus, que le vertige venait, qu’il allait lâcher et tomber.

     Et les autres, par pitié, l’attachaient, pour essayer de l’affaler jusqu’en bas.

     ... Il y avait deux heures que cela durait ; ils étaient épuisés ; ils ne pouvaient plus. Alors on les fit descendre, pour envoyer à leur place ceux de bâbord qui étaient plus reposés et qui avaient moins froid.

     ... Ils descendirent, blêmes, mouillés, l’eau glacée leur ruisselant dans la poitrine et dans le dos, les mains sanglantes, les ongles décollés, les dents qui claquaient. Depuis deux jours on vivait dans l’eau, on avait à peine mangé, à peine dormi, et la force des hommes diminuait.

     C’est cette longue attente, cette longue fatigue dans le froid humide, qui sont les vraies horreurs de la mer. Souvent les pauvres mourants, avant de rendre leur dernier cri, leur dernier hoquet d’agonie, sont restés des jours et des nuits, trempés, salis, couverts d’une couche boueuse de sueur froide et de sel, d’un magma de mort.

15 ... Le grand bruit augmentait toujours. Il y avait des moments où ça sifflait aigre et strident, comme dans un paroxysme d’exaspération méchante : et puis d’autres où cela devenait grave, caverneux, puissant comme des sons immenses de cataclysme. Et on sautait toujours d’une lame à l’autre, et, à part la mer qui gardait encore sa mauvaise blancheur de bave et d’écume, tout devenait plus noir. Un crépuscule glacial tombait sur nous ; derrière ces rideaux sombres, derrière toutes ces masses d’eau qui étaient dans le ciel, le soleil venait de disparaître, parce que c’était l’heure ; il nous abandonnait, et il allait falloir se débrouiller dans cette nuit…

     ... Yves était monté avec les bâbordais dans ce désarroi de la mâture, et alors je regardais en haut, aveuglé moi aussi, ne percevant plus que par instants la grappe humaine en l’air.

     Et tout à coup, dans une plus grande secousse, la silhouette de cette grappe se rompit brusquement, changea de forme ; deux corps s’en détachèrent, et tombèrent les bras écartés dans les volutes mugissantes de la mer, tandis qu’un autre s’aplatit sur le pont, sans un cri, comme serait tombé un homme déjà mort.

     « Encore le marchepied cassé ! » dit le maître de quart, en frappant du pied avec rage. « Du filin pourri, qu’ils nous ont donné dans ce sale port de Brest ! Le grand Kerboul, à la mer. Le second, qui est-ce ? »

     D’autres, raccrochés par les mains à des cordages, un instant balancés dans le vide, remontaient maintenant, à la force des poignets, en se dépêchant, – très vite, comme des singes.

20 Je reconnus Yves, un de ceux qui grimpaient, – et alors, je repris ma respiration, que l’angoisse avait coupée.

     Ceux qui étaient à la mer, on jeta bien des bouées pour eux, – mais à quoi bon ? – on aimait encore mieux ne plus les voir reparaître, car alors, à cause de ce danger de tomber en travers à la lame, on n’aurait pas pu s’arrêter pour les reprendre, et il aurait fallu avoir ce courage horrible de les abandonner. Seulement on fit l’appel de ceux qui restaient, pour savoir le nom du second qu’on avait perdu : c’était un petit novice très sage, que sa mère, une veuve déjà âgée, était venue recommander au maître avant le départ de France.

     L’autre, celui qui s’était écrasé sur le pont, on le descendit tant bien que mal, à quatre, en le faisant encore tomber en route ; on le porta dans l’infirmerie, qui était devenue un cloaque immonde, où bouillonnaient deux pieds d’eau boueuse et noire, avec des fioles brisées, des odeurs de tous les remèdes répandus.* Pas même un endroit où le laisser finir en paix ; la mer n’avait seulement pas de pitié pour ce mourant, elle continuait de le faire danser, de le sauter de plus belle. Il avait retrouvé une espèce de son de la gorge, un râlement qui sortait encore, perdu dans tous les grands bruits des choses. On aurait peut-être pu le secourir, prolonger son agonie, avec un peu de calme. Mais il mourut là assez vite, entre les mains d’infirmiers devenus stupides de peur, qui voulaient le faire manger.

     Huit heures du soir. – À ce moment, la charge du quart était lourde, et c’était à mon tour de la prendre.

     On se tenait comme on pouvait. On ne voyait plus rien. On était au milieu de tant de bruit, que la voix des hommes semblait n’avoir plus aucun son ; les sifflets d’argent, forcés à pleine poitrine, perçaient mieux, comme des chants flûtés de tout petits oiseaux.

25 On entendait des coups terribles frappés contre les murailles du navire comme par des béliers énormes. Toujours les grands trous d’eau qui se creusaient, tout béants, partout ; on s’y sentait jeté, tête baissée, dans la nuit profonde. Et puis une force vous heurtait d’une poussée brutale, vous relançait très haut en l’air, et toute la Médée vibrait, en ressautant, comme un monstrueux tambour. Alors, on avait beau se cramponner, on se sentait rebondir, et vite on se recramponnait plus fort, en fermant la bouche et les yeux, parce qu’on devinait d’instinct, sans voir, que c’était le moment où une épaisse masse d’eau allait balayer l’air, et peut-être vous balayer aussi.

     Toujours cela recommençait, ces chutes en avant, et puis ces sauts avec l’affreux bruit de tambour.

     Et, après chacun de ces chocs, il y avait encore des ruissellements de l’eau qui retombait de partout, et mille objets qui se brisaient, mille cassons qui roulaient dans l’obscurité, tout cela prolongeant en queue sinistre l’effroi du premier grand bruit.

     ... Et les gabiers, et mon pauvre Yves, que faisaient-ils là-haut ? Les mâts, les vergues, on les apercevait par instants, dans le noir, en silhouettes, quand on pouvait encore regarder à travers cette douleur cuisante que causait la grêle ; on apercevait ces formes de grandes croix, à deux étages comme les croix russes, agitées dans l’ombre avec des mouvements de détresse, des gestes fous.

     « Faites-les descendre », me dit le commandant, qui préférait le danger de ce hunier non serré à la peur de perdre encore des hommes.

30 Je le donnai vite, avec joie, cet ordre-là. Mais Yves, d’en haut, me répondit à l’aide de son sifflet, que c’était presque fini ; plus que la jarretière du point, qui était cassée, à remplacer par un bout quelconque, et puis ils allaient tous descendre, ayant serré leur voile, achevé leur ouvrage.

     ... Après, quand ils furent tous en bas et au complet, je respirai mieux. Plus d’hommes en l’air, plus rien à faire là-haut, plus qu’à attendre. Oh ! Alors, je trouvai qu’il faisait presque beau, qu’on était presque bien sur cette passerelle, à présent qu’on m’avait enlevé le poids si lourd de cette inquiétude.

Notes

4 Cette tempête est décrite d'une façon beaucoup plus détaillée et "réaliste" que la tempête dans Pêcheur d'Islande II:1.

9 A comparer à la description de la Marie après être échouée sur quelque chose pendant des heures (Pêcheur d'Islande II:12.18).

12 A contraster à la description de l'infirmerie du navire hôpital où Sylvestre meurt (Pêcheur d'Islande III:2).

 

XXVIII

... Minuit, – la fin du quart, – l’heure d’aller se chercher un abri.

     En bas, dans la batterie calfeutrée, c’était la tempête avec ses dessous de misère, avec ses réalités pitoyables.

     D’un bout à l’autre, on voyait cette sorte de longue halle sombre, à demi éclairée par des fanaux qui vacillaient. Les gros canons, appuyés sur leurs jambes de force, se tenaient tant bien que mal, cordés par des câbles de fer. Et tout ce lieu remuait ; il avait les mouvements d’une chose qu’on secouerait dans un crible, qu’on secouerait sans trêve, sans merci, perpétuellement, avec une rage aveugle ; il craquait de partout, il avait des tressaillements de chose animée qui souffre, tiraillé, exténué, comme près de s’éventrer et de mourir.

     Et les grandes eaux du dehors, qui voulaient entrer, filtraient çà et là en filets, en gerbes sinistres.

5   On se sentait soulevé si vite, que les jambes pliaient, – et puis les choses se dérobaient, les choses s’enfonçaient sous les pas, – et on descendait avec tout, en se raidissant malgré soi comme pour une espèce de résistance.

     Il y avait des sons aigres, faux, étonnants, qui sortaient de partout ; toute cette membrure en forme d’oiseau de mer* qui était la Médée se disjoignait peu à peu, en gémissant sous l’effort terrible. Et, dehors, derrière le mur de bois, toujours le même grand bruit sourd, la même grande voix d’épouvante.

     Mais tout tenait bon quand même : la longue batterie demeurait intacte, on la voyait toujours, d’un bout à l’autre, par moment toute penchée, à demi retournée, ou bien se redressant toute droite avec une secousse, ayant l’air plus longue encore dans cette obscurité où les fanaux étaient perdus, paraissant se déformer et grandir*, dans tout ce bruit, comme un lieu vague de rêve...

     Au plafond très bas étaient pendues d’interminables rangées de poches en toile gonflées toutes par un contenu lourd, ayant l’air de ces nids que les araignées accrochent aux murailles, – des poches grises enfermant chacune un être humain, des hamacs de matelots.

     Çà et là, on voyait pendre un bras, ou une jambe nue. Les uns dormaient bien, épuisés par les fatigues ; d’autres s’agitaient et parlaient tout haut dans de mauvais songes. Et tous ces hamacs gris se balançaient, se frôlaient dans un mouvement perpétuel ; ou bien se heurtaient durement, et les têtes se blessaient.

10  Sur le plancher, au-dessous des pauvres dormeurs, c’était un lac d’eau noire qui roulait de droite et de gauche, entraînant des vêtements souillés, des morceaux de pain ou de biscuit, des soupes chavirées, toute sorte de détritus et de déjections immondes. Et, de temps en temps, on voyait des hommes hâves, défaits, demi-nus, grelottants avec leur chemise mouillée, qui erraient sous ces rangées de hamacs gris, cherchant le leur, eux aussi, cherchant leur pauvre couchette suspendue, leur seul gîte un peu chaud, un peu sec, où ils allaient trouver une espèce de repos. Ils passaient en titubant, s’accrochant pour ne pas tomber, et heurtant de la tête ceux qui dormaient : chacun pour soi en pareil cas, on ne prend plus garde à personne. Leurs pieds glissaient dans les flaques d’eau et d’immondices ; ils étaient insouciants de leur malpropreté comme les animaux en détresse.

     Une buée lourde à respirer emplissait cette batterie ; toutes ces ordures qui roulaient par terre donnaient l’impression d’un repaire de bêtes malades, et on sentait cette puanteur âcre qui est particulière aux bas-fonds des navires pendant les mauvais jours de la mer.

     À minuit, Yves, lui aussi, descendit dans la batterie avec les autres gabiers de bâbord ; ils avaient fait un supplément de quart d’une heure, à cause des embarcations qu’il avait fallu ressaisir. Ils se coulèrent par le panneau entre-bâillé qui se referma sur eux et vinrent se mêler à cette misère flottante.

     Ils avaient passé cinq heures à leur rude travail, balancés dans le vide, éventés par les grands souffles furieux de là-haut, et tout trempés par cette pluie fouettante qui leur avait brûlé le visage. Ils firent une grimace de dégoût en pénétrant dans ce lieu fermé où l’air sentait la mort.

     Yves disait, avec son grand air dédaigneux :

15  « Pour sûr, c’est encore ces Parisiens qui nous ont apporté la peste ici. »

     Ils n’étaient pas malades, eux qui étaient de vrais matelots ; ils avaient encore la poitrine dilatée par tout ce vent de la hune, et la fatigue saine qu’ils venaient d’endurer allait leur donner un peu de bon sommeil.

     Ils marchaient sur les boucles, sur les taquets, sur les bouts des affûts, avec précaution, pour éviter l’eau boueuse et les ordures, – posant leurs pieds nus sur toutes les saillies, se perchant avec des frayeurs de chatte. Près de leurs hamacs, ils se déshabillèrent, suspendant leurs bonnets, suspendant leurs grands couteaux à chaîne de cuir, leurs vêtements trempés, suspendant tout, et se suspendant eux-mêmes ; et, quand ils furent nus, ils époussetèrent de la main un peu d’eau qui ruisselait encore sur leur poitrine dure.

     Après quoi, ils s’enlevèrent au plafond avec une légèreté de clown, et s’étendirent, tout contre les poutres blanches, dans leur étroite couchette de toile. En haut, au-dessus d’eux après chaque grande secousse, on entendait comme le passage d’une cataracte ; c’étaient les lames, les grandes masses d’eau qui balayaient le pont. Mais la rangée de leurs hamacs prit quand même le balancement lourd des rangées voisines en grinçant sur les crocs de fer, et eux s’endormirent profondément au milieu du grand bruit terrible.

     ... Bientôt, autour du hamac d’Yves, les femmes birmanes vinrent danser. Au milieu du nuage d’encens, rendu plus ténébreux par le rêve, elles arrivèrent l’une après l’autre avec leur sourire mort, en d’étranges costumes de soie*, toutes couvertes de pierreries.

20 Elles balançaient leurs hanches mollement, au son du gong, tenant leurs mains en l’air et leurs doigts écartés comme les fantômes. Elles avaient des contournements épileptiques des poignets, qui faisaient s’enchevêtrer leurs longues griffes enfermées dans des étuis d’or.

     Le gong, c’était la tempête qui en jouait, dehors, contre les murailles...

Notes

6 Encore, une chose peut changer de forme, prendre la forme de quelque chose d'autre.

7 Ou même se déformer.

19 Toujours des costumes.

XXIX

Moi aussi, à minuit, quand j’eus fini mon quart et vu descendre Yves, je rentrai dans ma chambre pour essayer de dormir. Après tout, cela ne nous regardait plus ni l’un ni l’autre, le sort du navire ; nous avions fourni notre temps de veille et de travail. Nous pouvions nous coucher maintenant avec cette insouciance absolue qu’on a sur mer lorsque les heures de service sont finies.

     Dans ma chambre à moi, qui était sur le pont, l’air ne manquait pas, – au contraire. Par les vitres brisées, toutes les rafales et la pluie furieuse pouvaient entrer ; les rideaux se tordaient en spirales et montaient au plafond avec des bruits d’ailes.

     Comme Yves, je suspendis mes vêtements mouillés. L’eau ruisselait sur ma poitrine.

     On n’était guère bien dans ma couchette, j’y fus vite endormi pourtant, par excès de fatigue. Roulé, secoué, à demi chaviré, je me sentais m’en aller de droite et de gauche, et ma tête se heurtait sur le bois, douloureusement. J’avais conscience de tout cela dans mon sommeil, mais je dormais. Je dormais et je rêvais d’Yves. – De l’avoir vu tomber, dans le jour, cela m’avait laissé une espèce d’inquiétude et comme la notion vague d’avoir été frôlé de près par une chose sinistre.

5   Je rêvais que j’étais couché dans un hamac, comme autrefois au temps de mes premières années de mer. Le hamac d’Yves était près du mien.* Nous étions balancés terriblement, et le sien se décrochait. Au-dessous de nous, il y avait une agitation confuse de quelque chose de noir qui devait être l’eau profonde, – et lui, allait tomber là-dedans. Alors je cherchais à le retenir avec mes mains, qui n’avaient plus de force, qui étaient molles comme dans les rêves. J’essayais de le prendre à bras-le-corps, de nouer mes mains autour de sa poitrine, me rappelant que sa mère me l’avait confié [XXII:3] ; et je comprenais avec angoisse que je ne le pouvais pas, que je n’en étais plus capable ; il allait m’échapper et disparaître dans tout ce noir mouvant qui bruissait au-dessous de nous... Et puis ce qui me faisait peur, c’est qu’il ne se réveillait pas et qu’il était glacé, d’un froid qui me pénétrait, moi aussi, jusqu’à la moelle des os ; même, la toile de son hamac était devenue rigide comme la gaine d’une momie...*

     Et je sentais dans ma tête les vraies secousses, la vraie douleur de tous ces chocs, je mêlais ce réel avec l’imaginaire de mon rêve, comme il arrive dans les états d’extrême fatigue, et alors la vision sinistre en prenait d’autant plus d’intensité et de vie...*

     Ensuite, je perdis conscience de tout, même du mouvement et du bruit, et ce fut alors seulement que le repos commença…

     … Quand je me réveillai, c’était le matin. La première lumière était de cette couleur jaune qui est particulière aux levers du soleil les jours de tempête et on entendait toujours le même grand bruit.

     Yves venait d’entr’ouvrir ma porte et me regardait. Il était arc-bouté dans l’ouverture, se tenant d’une main, penchant son torse en avant et en arrière, suivant les besoins de l’instant, pour conserver son équilibre. Il avait repris ses pauvres vêtements mouillés, et il était tout couvert du sel de la mer, qui s’était déposé dans ses cheveux, dans sa barbe comme une poussière blanche.

10 Il souriait, l’air tranquille et très doux.

     « J’avais envie de vous voir, dit-il ; c’est que j’ai beaucoup rêvé sur vous cette nuit. Tout le temps j’ai vu ces bonnes femmes de Birmanie avec leurs grands ongles en or, vous savez ? Elles vous entouraient avec leurs mauvaises singeries, et je ne pouvais pas réussir à les renvoyer. Après cela, elles voulaient vous manger. Heureusement qu’on a sonné le branle-bas ; j’en étais tout en sueur de la peur que ça me faisait...*

     – Ma foi, moi aussi, je suis content de te voir, mon pauvre Yves ; car, de mon côté, j’ai beaucoup rêvé sur toi... Est-ce qu’il fait toujours aussi mauvais qu’hier ?

     – Peut-être un peu plus maniable. Et puis voilà le jour. Tant qu’il fait clair, vous savez ? C’est toujours mieux pour travailler dans la mâture. Mais, quand il fait aussi noir que dans le trou du diable, comme cette nuit, ça ne va pas du tout. »

     Yves promena un regard de satisfaction tout autour de ma chambre, installée par lui en prévision du gros temps. Rien n’avait bougé, grâce à son arrangement. Par terre, c’était bien un lac d’eau salée sur lequel diverses choses flottaient ; mais les objets auxquels je tenais un peu étaient restés suspendus ou fixés, comme les meubles, aux panneaux des murs par des clous et des cornières de fer. Tout était cordé, ficelé, attaché avec un soin extrême au moyen de cordes goudronnées de toutes les grosseurs. On voyait des armes, des bronzes noués avec des vêtements dans un pêle-mêle bizarre. Des masques japonais à longue chevelure humaine nous regardaient à travers des treillis de ficelle au goudron ; ils avaient le même rire lointain, le même tirement d’yeux que ces femmes birmanes aux ongles d’or qui avaient voulu me manger dans le rêve d’Yves…

15 … Une sonnerie de clairon tout à coup, alerte et joyeuse : le rappel au lavage !

     Ce clairon avait des vibrations grêles, un peu argentines, dans ce beuglement formidable du vent.

     Laver le pont quand les lames déferlent dessus, cela semblerait une opération très insensée à des gens de terre. Nous, nous ne trouvions pas cela trop extraordinaire ; cela se fait tous les matins, ce lavage, toujours et quand même ; c’est une des règles primordiales de la vie maritime.* Et Yves me quitta en disant, comme s’il se fût agi de la chose du monde la plus naturelle :

     « Ah !... Je m’en vais à mon poste de propreté, alors... »

     Cependant ce clairon avait péché par excès de zèle et sonné sans ordre, à son heure habituelle ; car on ne lava pas le pont ce matin-là.

20 ... On sentait bien que c’était plus maniable, comme disait Yves : les mouvements étaient plus allongés, plus réguliers, plus semblables à des balancements de houle. La mer était moins dure, et on n’entendait plus tant de ces grands chocs au bruit profond et sourd.

     Et puis le jour arrivait, – un vilain jour, il est vrai, une étrange lividité jaune, mais enfin c’était le jour, moins sinistre que la nuit.

     ... Notre heure n’était pas venue sans doute* ; car, le surlendemain, nous retrouvâmes le calme dans un port, en Chine, à Hong-Kong.

Notes

5 C'est bien un rêve - et non pas un souvenir - parce que même quand ils préparaient la marine, le Narrateur et Yves ne se seraient jamais trouvés dans des hamacs l'un à côté de l'autre, du moins dans leurs quartiers assignés.

5 Dans Les Désenchantées (1906), le dernier roman de Loti, la protagoniste, confrontée par ses parents avec le mariage, écrit "je me sens comme une noyée" (IV). Nous allons y revenir.
     On trouve un rêve/cauchemar très similaire dans "Fleurs d'ennui", mais cette fois, c'est le Kreizker qui tombe pendant que Loti et Yves sont en haut.

6 Encore la définition lotienne de l'expérience de l'art : on mêle ce qu'on trouve devant soi (le réel) avec ses propres images (ici, le rêve) pour créer une oeuvre qui prend "d'autant plus d'intensité et de vie".

11 Et voilà. Si Yves a rêvé d'efforts de sauver le Narrateur des griffes des femmes, et si, ailleurs, Viaud compare le mariage à l'acte d'être noyé, on peut se permettre d'interpréter le rêve/cauchemar du Narrateur ici comme la manifestation onirique d'un désir de "sauver" Yves des femmes. A ce propos, cf. Richard M Berrong, In Love with a Handsome Sailor: The Emergence of Gay Identity and the Novels of Pierre Loti (Toronto: University of Toronto Press, 2003) 110-111.

17 Si être à la mer, c'est revenir aux origines du monde, on peut bien y trouver des règles primordiales.

22 Mais le Narrateur ne le sait pas, parce qu'il n'invente pas cette histoire, il ne fait que de la coucher sur du papier.

XXX

Septembre 1877.

     La Médée a rebroussé chemin depuis longtemps.

     Tous les vents, tous les courants l’ont favorisée. Elle a marché, marché si vite, pendant des jours et des nuits, qu’on en a perdu la notion des lieux et des distances. Vaguement on a vu passer le détroit de Malacca, franchi à la course ; la mer Rouge, remontée à la vapeur dans un éblouissement de soleil ; puis la pointe de Sicile, et enfin le grand lion couché de Gibraltar. Maintenant on veille l’horizon, et la première terre qui paraîtra tout à l’heure sera une terre bretonne.

     Je suis arrivé moi, sur cette Médée, juste pour finir la campagne, et, cette fois, ma promenade avec Yves n’aura pas duré cinq mois.

5  Au milieu de l’étendue grise, il y a maintenant des traînées blanches ; puis une tour avec de petits îlots sombres, éparpillés ; tout cela encore très lointain et à peine visible, sous le mauvais jour terne qui nous enveloppe.

     Nous nous figurions sans peine être encore là-bas, dans cette extrême Asie, que nous avons quittée hier ; car les choses à bord n’ont pas changé de place, ni les visages non plus. Nous sommes toujours encombrés de chinoiseries ; nous continuons à manger des fruits cueillis là-bas et encore verts ; nous traînons avec nous des odeurs chinoises.

     Mais pas du tout ; notre maison s’est déplacée singulièrement vite ; cette tour et ces îlots, ce sont les Pierres-Noires ; Brest est là tout près, et, avant la nuit, nous y serons entrés.

     ... Toujours une émotion de souvenir quand reparaît cette grande rade de Brest, imposante et solennelle,

La rade de Brest

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et ces grands navires de la marine à voiles qu’on est déshabitué de voir ailleurs. Toutes mes premières impressions de marine, toutes mes premières impressions de Bretagne, – et puis enfin c’est la France...

     Le Borda, là-bas ;

Le Borda

Source: http://img144.exs.cx/img144/9431/lebordaecolenavale0dc.jpg

je le regarde et je retrouve dans ma mémoire le bureau sur lequel j’ai passé, accoudé, de longues heures d’étude ; et le tableau noir sur lequel j’écrivais fiévreusement, avant l’examen, les formules compliquées de la mécanique et de l’astronomie.

10  Yves, à cette époque, était un petit garçon qu’on eût dit sérieux et sage, un petit novice breton, à la figure très douce, qui habitait le vaisseau d’à côté, la Bretagne, le voisin et le compagnon du Borda. Nous étions des enfants, alors, – aujourd’hui des hommes faits, – demain... la vieillesse, – après-demain, mourir.

XXXI [Journal I, 465-467]

Dimanche, jour de grande soûlerie dans Brest.

     Dix heures du soir. – Nuit calme, clair de lune sur la mer tranquille ; à bord de la Médée, les matelots ont fini de chanter leurs longues chansons, et le silence vient de se faire.

     Depuis la tombée de la nuit, mes yeux sont tournés vers les lumières de la ville. J’attends avec inquiétude cette chaloupe dont Yves est le patron : elle est allée à terre et ne revient pas.

     Enfin, voici son feu rouge qui s’avance, en retard de deux heures !

5   La mer est sonore la nuit ; déjà on entend des cris qui se mêlent au bruit des avirons ; il doit se passer dans cette chaloupe d’étranges choses.

     ... Elle est à peine accostée ; trois maîtres ivres, furieux, se précipitent à bord et me demandent la tête d’Yves :

     « Qu’on le mette aux fers pour commencer ; qu’on le juge et qu’on le fusille après car il a frappé ses supérieurs en service. »

     Yves est là debout, tremblant de la lutte qu’il vient de soutenir. Ces trois maîtres l’ont battu, ou du moins ont essayé de le battre.

     « Ils croyaient me faire du mal ! » dit-il avec mépris ; et il jure qu’il n’a pas rendu les coups de ces trois vieux ; d’ailleurs, il les eût chavirés ensemble du revers de sa main. Non : il les a laissés s’accrocher à lui et le déchirer ; ils lui ont égratigné le visage et mis ses vêtements en lambeaux, parce qu’il refusait de leur laisser conduire la chaloupe, à eux qui étaient ivres.

10 Tous les chaloupiers aussi sont ivres, par la faute d’Yves, qui les a laissés boire.

     ... Et les trois maîtres se tiennent toujours là, tout près de lui, continuant de crier, de l’injurier, de le menacer, trois vieux ivrognes, grotesques dans leur bégaiement de fureur, et qui seraient très risibles si la discipline, implacable, n’était pas derrière eux pour rendre cette scène affreusement grave.

     Yves, debout, les poings serrés, les cheveux tombés sur le front, la chemise déchirée, la poitrine toute nue, à bout de courage pour endurer ces injures, prêt à frapper, en appelle à moi du regard, dans sa détresse.

     Ô la discipline militaire ! à certaines heures, elle est bien lourde. Je suis l’officier de quart, moi, et il est contre toutes les règles que je m’en mêle autrement que par des paroles calmes, et en les remettant tous à la justice du capitaine d’armes.

     Contre toutes les règles, aussi, je saute à bas de la passerelle et je me jette sur Yves : – il était temps ! – je passe mes bras autour de ses bras à lui, que j’arrête ainsi dans les miens au moment terrible où ils allaient frapper.

15  Et je les regarde, les autres, qui alors, en présence de ce renversement de la situation, battent en retraite comme des chiens devant leur maître.

     Heureusement c’est la nuit, et il n’y a pas de témoins. Les chaloupiers, seuls, – et ils sont ivres. – Puis, d’ailleurs, je suis sûr d’eux : ce sont de braves enfants, et, s’il faut aller devant un conseil, ils ne nous chargeront pas.

     ... Alors je prends Yves par les épaules, et, passant devant ses trois ennemis, qui se rangent pour nous faire place, je l’emmène dans ma chambre et l’y renferme à double tour. Là, pour le moment, il est en sûreté.*

     On m’appelle chez le commandant, que tout ce bruit a réveillé. Hélas ! Il faut le lui expliquer.

     Et j’explique, en atténuant le plus possible la faute de mon pauvre Yves. J’explique ; après, pendant quelques mortelles minutes, je supplie : je crois que je n’avais supplié de ma vie, il me semble que ce n’est plus moi qui parle. Et tout ce que je puis dire ou faire vient se briser contre le raisonnement glacial de cet homme, qui tient entre ses mains cette existence d’Yves, qu’on m’a confiée.*

20 J’ai bien réussi là-haut à écarter le plus grave, la question de coups donnés à des supérieurs ; mais restent les outrages et le refus d’obéissance. Yves a fait tout cela : dans le fond, c’est peut-être inique et révoltant ; dans la lettre, c’est vrai.*

     Ordre de le mettre aux fers tout de suite, pour commencer, et de l’y envoyer conduire par la garde, à cause de ce bruit et de ce scandale.

     Pauvre Yves ! C’était la fatalité acharnée contre lui, car, cette fois, il n’était pas bien coupable. Et tout cela arrivait maintenant qu’il était plus sage, maintenant qu’il faisait de grands efforts pour ne plus boire et se bien conduire !

Notes

17 Pensez à l'Albertine de Proust.

19 Un on particulièrement bizarre, puisque nous savons que c'était la mère d'Yves.

20 Malgré ce qu'on a dit de lui, Loti osait critiquer la Marine.

XXXII [Journal I, 467-469]

Quand je revins dans ma chambre lui dire qu’on allait le mettre aux fers, je le trouvai assis sur mon lit, les poings fermés, les dents serrées de rage. Sa mauvaise tête de Breton avait pris le dessus.

     En frappant du pied, il déclara qu’il n’irait pas, – c’était trop injuste ! – à moins qu’on ne l’y portât de force, et encore il démolirait les premiers qui viendraient pour le prendre.

     Alors, pour tout de bon, je le vis perdu, et l’angoisse commença à m’étreindre le coeur. Que faire ? Les hommes de garde étaient là, derrière ma porte, attendant pour l’emmener, et je n’osais pas ouvrir ; les secondes et les instants s’envolaient, et ce que je faisais n’avait plus de nom.*

     Une idée me vint, tout à coup : je le priai très doucement, au nom de sa mère, lui rappelant mon serment, et, pour la seconde fois de ma vie, l’appelant mon frère.

5  Yves pleura. C’était fini ; il était vaincu et docile.

     Je jetai de l’eau sur son front, je rajustai un peu sa chemise et j’ouvris ma porte. Tout cela n’avait pas duré trois minutes.

     Les hommes de garde parurent. Lui se leva et les suivit, doux comme un enfant. Il se retourna pour me sourire, alla répondre avec calme à l’interrogatoire du commandant, et se rendit tranquillement à la cale pour se faire mettre aux fers.

     ... Vers minuit, quand ce quart pénible fut terminé, j’allai me coucher, envoyant à Yves une couverture et mon manteau.* (Il faisait déjà très froid cette nuit-là.) C’était, dans mon impuissance, tout ce que je pouvais encore pour lui.

Notes

3 Et pourquoi n'avait-il pas de nom?

8 L'échange d'un manteau entre hommes est significatif dans les oeuvres de Loti. Cf. surtout "Fleurs d'ennui", où Yves et d'autres matelots bretons échangent des vêtements avec un zouave pour le rendre leur "frère" et le Samuel d'Aziyadé rend un manteau à Loti pour marquer la fin de leurs "rapports" ; et à ce propos le livre de Berrong cité ci-dessus, pp. 78-79.

XXXIII [Journal I, 469]

Le lendemain, un lundi, le commandant me fit appeler dès le matin, et j’entrai chez lui avec un sentiment de rancune dans le coeur, avec des paroles âpres toutes prêtes, que je lui aurais lancées dès l’abord pour me venger de mes supplication d’hier si je n’avais craint d’aggraver le sort d’Yves.

     Je m’étais trompé cependant : il avait été touché la veille et m’avait compris.

     « Vous pouvez aller trouver votre ami. Sermonnez-le un peu tout de même, mais dites-lui que je lui pardonne. L’affaire ne sortira pas du bord et se réglera par une simple punition disciplinaire. Huit jours de fers, et ce sera tout. J’inflige aux trois maîtres, sur votre demande, une punition équivalente, huit jours d’arrêts forcés. Je fais cela pour vous, qui le traitez en frère, et pour lui aussi, qui est, après tout, le meilleur homme du bord. »

     Et je m’en allai autrement que je n’étais venu, emportant pour lui de la reconnaissance et de l’affection.

XXXIV [Journal I, 470-471]

Un coin de la cale de la Médée, en plein désarmement, dans le plus grand désarroi. Un fanal éclaire un vaste fouillis d’objets hétérogènes plus ou moins grignotés par les rats.

     Une douzaine de matelots, – Barrada, Guiaberry, Barazère, Le Hello, toute la bande des amis, – entourent un homme couché par terre. C’est Yves qui est aux fers, étendu sur les planches humides, la tête appuyée sur son coude, le pied pris dans l’anneau à cadenas de la barre de justice.

     Son ennemi le plus acharné des trois, maître Lagatut, est devant lui, qui le menace avec sa vieille voix d’ivrogne. Il le menace d’une revanche de cette histoire de chaloupe, dans laquelle, à son gré, j’ai trop mis la main.

     Il a quitté ses arrêts pour venir l’injurier ; – et, moi qui suis de quart et qui fais une ronde, j’arrive par derrière et je le trouve là, – comme il est de bonne prise ! – les matelots, qui me voient venir, rient tout doucement, dans leur barbe, en songeant à ce qui va se passer. Yves, lui, ne répond rien, se contentant de se coucher sur l’autre côté et de lui tourner le dos avec une suprême insolence ; lui aussi m’a vu venir.

5   « Nous avons commencé une partie d’écarté ensemble, dit maître Lagatut : – vous, Kermadec, quartier-maître de manoeuvre ; moi, Lagatut, premier maître canonnier, décoré de la légion d’honneur. – Grâce à des officiers qui vous protègent, vous avez fait les deux premières levées ; reste à savoir qui va faire les trois autres.

     – Maître Lagatut, dis-je par derrière, nous jouerons cela à trois, si vous voulez bien : un rams, ce sera plus gai. Et toi, mon bon Yves, marque encore une levée. »

     Une poule qui trouve un couteau, un voleur qui trébuche sur un gendarme, une souris qui, par mégarde, pose la patte sur un chat, n’ont pas la mine plus longue que maître Lagatut.

     ... Ce n’était peut-être pas très correct, cette plaisanterie que je venais de faire. Mais la galerie, qui nous était très sympathique, jouissait beaucoup de ce triomphe d’Yves.*

Notes

8 Toujours une pièce de théâtre.

XXXV

Huit jours après, c’était fini de notre frégate : désarmée au fond de l’arsenal, son équipage dispersé, autant dire un navire mort.

     Je m’en allais, et Yves venait m’accompagner au chemin de fer. La gare était encombrée de matelots :

La gare de Brest à l'époque

Source: http://perso.wanadoo.fr/alain.liscoet/gare.htm

tous ceux de la Médée, qui partaient aussi ; d’autres encore, en bordée, venus pour les reconduire.*

     Parmi eux, beaucoup d’anciennes connaissances à nous, des protégés, des amis d’Yves. Et tous ces braves gens, un peu gris, mettaient bas leur bonnet, nous faisant leurs adieux avec effusion. C’étaient les scènes habituelles de tous les désarmements : un bateau qui finit, c’est quelque chose à part ; c’est l’explosion de toutes les reconnaissances et de toutes les rancunes, de toutes les haines et de toutes les sympathies.

     ... À l’entrée des salles d’attente, en serrant les mains d’Yves, je lui disais :

5   « M’écriras-tu au moins ? »

     Et lui répondait :

     « Je vais vous expliquer (et il hésitait toujours, avec un sourire doux et intimidé). Eh bien, voilà, je vais vous expliquer : c’est que je ne sais pas comment vous mettre au commencement. »

     En effet, les appellations de capitaine, cher capitaine, et autres du même genre, ne pourraient plus nous aller. Alors, quoi ? Je répondis :

     « Eh bien, mais c’est très simple... » (Et je cherche longtemps cette chose simple, ne trouvant pas du tout.) « C’est très simple, tu mettras... Tu mettras : mon frère ; ce sera vrai d’abord et, en style épistolaire, ce sera très convenable. »

Notes

2 C'est dans cette gare que Sylvestre et Yvonne échangeront leurs derniers adieux dans Pêcheur d'Islande II:8.

XXXVI

Il y avait environ six semaines que la Médée avait été désarmée à Brest et que j’étais séparé d’Yves, quand un jour, à Athènes, je crois, je reçus cette surprenante lettre :

     « Brest, 15 septembre 1877.

     » Mon bon frère,

     » Je vous écris ces quelques mots, bien à courir, pour vous faire savoir que je me suis marié hier. Et, ma foi, j’aurais bien pu vous demander conseil auparavant ; mais, vous comprenez, je n’avais pas du tout de temps à perdre, étant désigné pour faire la campagne de la Cornélie et n’ayant que huit jours devant moi à passer avec ma femme.

5   » Je pense que vous trouverez, vous aussi, mon bon frère, que cela vaut bien mieux que d’être toujours à courir, comme vous savez, d’un bord et de l’autre. Ma femme s’appelle Marie Keremenen *; je vous dirai qu’elle me plaît beaucoup, et je crois que nous irions très bien ensemble si seulement je pouvais rester.

     » Je vous écrirai un peu plus long avant de partir, mon bon frère, et je vous promets que je suis bien triste de m’embarquer cette fois sans vous.

     » Je termine en vous embrassant de tout mon coeur.

     » Votre frère qui vous aime.

     » À vous,

» Yves Kermadec. »

10  « P. – S. – Je viens d’apprendre que ma destination est changée ; j’embarque sur l’Ariane, qui ne part qu’à la mi-novembre. Cela me donne près de deux mois à passer avec ma femme ; nous aurons tout à fait le temps de faire connaissance, et vous pensez que je suis bien content. »

     

... Au retour de leurs campagnes, les matelots font mille extravagances avec leur argent ; c’est de règle. Les villes maritimes connaissent leurs excentricités un peu sauvages.

     Quelquefois même ils épousent, en manière de passer temps, des femmes quelconques pour avoir une occasion de mettre une redingote noire.

     Et Yves, lui, qui avait déjà épuisé autrefois tous les genres de sottises, pour changer, avait fini par un mariage.

     Yves marié !... Et avec qui, mon Dieu ?... Peut-être quelque effrontée de la ville, ramassée au hasard dans un moment où il était gris !*

15  J’avais sujet d’être très inquiet, me rappelant certaine créature en chapeau à plumes qu’il avait failli épouser par distraction, – à vingt ans, – dans cette même ville de Brest.

Notes

5 La femme de Pierre Le Cor s'appelait Marie Anne Le Dauff. Ils étaient mariés à Rosporden le 23 juillet 1877. Voici l'entée dans le registre de la ville.

14 Cf. Chapître IV.7. Le Narrateur est, clairement, jaloux. Et pour le montrer Julien Viaud a donné à sa réception de cette lettre pour lui catastrophique une date très importante dans la vie de son protagoniste. Puisque Loti la reçoit "environ six semaines" après que la Médée avait été désarmée en septembre, il la reçoit vers la fin d'octobre. Et d'après la première page d'Aziyadé, le premier roman de Julien Viaud, Loti fut "tué dans les murs de Kars le 27 octobre 1877" . Viaud a donc arrangé ce chapître pour suggérer que la lettre d'Yves avait le même effet fatal sur le Narrateur que la mort que Loti a subie dans une vie "antérieure".

XXXVII

Deux mois plus tard, quand cette Ariane fut prête à partir, le sort voulut que je fusse désigné, moi aussi, à la dernière heure, pour faire partie de son état-major.*

Notes

1 Cette fois "le hasard" s'appelle "le sort". Variation de vocabulaire.

XXXVIII

Au moment du départ, je vis cette Marie Keremenen, que j’appréhendais de connaître : c’était une jeune femme d’environ vingt ans, qui portait le costume du village de Toulven, en basse Bretagne.*

Le costume de Rosporden, dans le temps

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     Ses beaux yeux noirs regardaient clair et franc. Sans être absolument jolie, elle était presque charmante avec son corsage de drap brodé, sa coiffe blanche à grandes ailes, et sa large collerette rappelant les fraises à la Médicis.*

     Il y avait en elle quelque chose de candide et d’honnête qu’on aimait à regarder.* Il me parut que je l’aurais précisément désirée ainsi si j’avais été chargé de la choisir moi-même pour mon frère Yves.

Notes

1 "Toulven" est l'équivalent romanesque de Rosporden. Encore une autre qui porte un costume.

2 Plus moderne que le Moyen Âge, mais toujours dans l'antiquité.

3 Mais on n'est pas je. Encore une fois, un on bien bizarre.

XXXIX

Le hasard les avait rapprochés tous deux un jour qu’elle était venue voir sa marraine à Brest.

     Le galant avait été vite en besogne, et elle, séduite par le grand air d’Yves, par son bon sourire doux, s’était laissée aller – avec une certaine inquiétude cependant – à ce mariage précipité, qui allait, pour commencer, la faire veuve pendant sept ou huit mois.

     Elle avait un peu de bien, comme on dit à la campagne, et devait s’en retourner, aussitôt après notre départ, chez ses parents, dans son village de Toulven.

     Yves me confia qu’on prévoyait l’arrivée d’un petit enfant.

5   « Vous verrez, dit-il : je parierais qu’il arrivera juste pour notre retour ! »

     Et il embrassa sa femme qui pleurait. Nous partîmes. Encore une fois, nous nous en allions ensemble nous promener là-bas dans le domaine bleu des poissons volants et des dorades.

XL [Journal I, 488-490]

15 novembre 1877.

     La veille de ce départ, Yves avait obtenu par faveur d’aller à terre dans le jour pour voir à l’hôpital maritime son grand frère Gildas, le pêcheur de baleines, qui venait d’arriver à moitié perdu et qu’il n’avait pas vu depuis dix ans.*

L'Hôpital maritime de Brest

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     Gildas Kermadec était un homme de quarante ans, de haute taille, la figure plus régulière que celle d’Yves. On voyait encore dans ses grands yeux comme une flamme éteinte ; il avait dû être très beau.

     Il était paralysé et mourant, perdu par l’eau-de-vie et les excès de tout genre ; il avait usé sa vie à plaisir, semé sa sève et ses forces sur tous les grands chemins du monde.

5   Il s’avança lentement, appuyé sur un bâton, encore droit et cambré, mais traînant la jambe, et le regard égaré.

     « Ô Yves !... » dit-il par trois fois, « ô Yves ! ô Yves ! »

     C’était à peine articulé ; la parole était aussi paralysée chez lui. Il ouvrit les bras à Yves pour l’embrasser, et des larmes coulèrent sur ses joues brunes.

     Yves aussi pleura... Et puis, vite, il fallut partir. La permission qu’on lui avait donnée n’était que d’une heure.

     Du reste, Gildas ne parlait plus, il avait fait asseoir Yves près de lui sur un banc d’hôpital, et, lui tenant la main, il le regardait avec ses yeux de fou près de mourir. D’abord il avait bien essayé de lui dire plusieurs choses qui semblaient se presser dans sa tête ; mais il ne sortait de ses lèvres que des sons inarticulés, rauques, profonds, qui faisaient mal à entendre. Non, il ne pouvait plus ; alors il se contentait de lui tenir la main et de le regarder avec une tristesse infinie.

     .................

10  Yves emporta une impression profonde de cette entrevue dernière avec son frère Gildas. Ils ne s’étaient revus que deux fois depuis que Gildas était parti pour la mer. Mais ils étaient frères, frères de la même chaumière et du même sang, et c’est là quelque chose de mystérieux, un lien qui résiste à tout.

     ... Un mois plus tard, à notre première relâche, nous apprîmes que Gildas était mort. Alors Yves mit un crêpe à sa manche de laine.

Notes

2 Ce frère de Pierre Le Cor s'appelait Yves (Vercier 361).

XLI

À bord de l’Ariane, mai 1878.

     ... L’île de Ténériffe se dessinait devant nous comme une sorte de grand édifice pyramidal posé sur une immense glace réfléchissante qui était la mer.* Les côtes tourmentées, les arêtes gigantesques des montagnes étaient rapprochées, rapetissées par la limpidité extrême, invraisemblable de l’air. On distinguait tout : les angles vifs un peu rosés, les creux un peu bleus. Et tout cela posait sur la mer comme une grande découpure légère, sans poids. Une bande très nette de nuages d’un gris nacré coupait Ténériffe horizontalement par le milieu, et, au-dessus, le pic dressait son grand cône baigné de soleil.

     Les goélands faisaient un tapage extraordinaire autour de nous ; ils étaient une bande qui criaient et battaient l’air de leurs ailes blanches, dans un de ces accès de frénésie qui les prend quelquefois on ne sait à quel propos.

     Midi. – Le dîner de l’équipage venait de finir ; on avait sifflé : les tribordais à ramasser les plats ! Et Yves, qui était tribordais à bord de l’Ariane, remontait sur le pont et venait à moi, essayant tout doucement son sifflet, pour s’assurer s’il marchait toujours bien.

5   « Oh ! mais qu’est-ce qu’ils ont aujourd’hui, les goélands ? Piauler, piauler... Tout le temps du dîner, avez-vous entendu ? »

     Vraiment non, je ne savais pas ce qu’ils pouvaient bien avoir, les goélands. Cependant, comme il fallait, par politesse, répondre quelque chose à Yves, je lui racontai à peu près ceci :

     « Ils ont demandé à parler à l’officier de quart, qui était précisément moi. C’était pour s’informer de leur petit cousin Pierre Kermadec ; alors je leur ai répondu : « Messieurs, le petit Pierre Kermadec, mon filleul, n’est pas encore né ; c’est trop tôt, repassez dans quelques jours, quand nous serons à Brest. » Aussi, tu vois, ils sont partis. Regarde-les tous qui s’en vont là-bas.

     « Vous leur avez répondu tout à fait comme il faut, dit Yves, qui riait assez rarement. Mais je vais vous dire, moi, j’ai beaucoup rêvé là-dessus, encore cette nuit, et savez-vous une peur qui me vient ? C’est que ce soit une petite fille. »

     En effet, quelle contrariété si ce filleul attendu allait être une petite fille ! Il n’y aurait plus moyen de l’appeler Pierre.

10 ... Cette parenté du petit enfant d’Yves avec les goélands n’était pas de mon invention : goéland était le nom qu’on donnait aux gabiers à bord de cette Ariane, et le nom qu’ils se donnaient entre eux. Il n’y avait donc pas à s’étonner que mon petit filleul à venir dût avoir dans les veines un peu de ce sang d’oiseau.

     Aussi, en parlant de lui dans nos conversations du soir, nous disions toujours :

     « Quand le petit goéland sera arrivé. »

     Jamais nous ne l’appelions d’une autre manière.

Notes

1 Encore une fois, la Nature dessine, ici une autre édifice.

XLII [Journal I, 491-492]

Brest, 15 juin 1878.

     Nous habitons pour aujourd’hui un logis de hasard, rue de Siam, à Brest, où l’Ariane est revenue mouiller ce matin.

     En réponse à l’avis de son arrivée, Yves a reçu de Toulven, du vieux Keremenen, la dépêche suivante :

     « Petit garçon né cette nuit.* Se porte très bien, Marie aussi.

     Corentin Keremenen. »

5   La nuit venue et nous couchés, impossible de dormir. J’entendis Yves dans son lit qui se tourne, se vire, comme il dit avec son accent breton.* À l’idée qu’il ira demain à Toulven voir ce petit nouveau-né, son bon et brave coeur déborde de toute sorte de sentiments dans lesquels il ne se reconnaît plus.

     ... Deux jours après lui, je dois, moi aussi, me rendre à Toulven pour le baptême.

     Et il fait mille projets pour cette cérémonie :

     « Je n’ose pas vous dire, mais, si vous vouliez, à Toulven, manger chez nous ? Dame, vous savez, chez mon beau-père, ça n’est pas comme à la ville, bien sûr. »

Notes

4 Le premier fils de Pierre Le Cor et Marie Anne Le Dauff, Julien Pierre, est né le 15 juin 1878, sa naissance enregistrée par son grand-père maternel, Jacques Le Dauff.

5 Loti indique que les deux hommes ne dorment pas dans le même lit.

XLIII [Journal I, 494]

Brest, 15 juin 1878.

     Dès le matin, je pars pour Toulven, où Yves m’attend depuis hier.

     Temps splendide. La vieille Bretagne est verte et fleurie. Tout le long du chemin, de grands bois, des rochers.

     Yves est là à l’arrivée de la diligence que j’ai prise à Bannalec. Près de lui se tient une jeune fille de dix-huit ou vingt ans qui rougit, bien jolie sous sa grande coiffe.

La coiffe de Rosporden

Source: http://www.ibretagne.net/FR/

5   « Voici Anne, me dit Yves, ma belle-soeur, la marraine. »

     Il y a encore une petite distance entre le bourg et la chaumière qu’ils habitent à Trémeulé en Toulven.

     Des gars du village chargent mes malles sur leurs épaules, et me voilà en route pour faire ma visite au goéland qui vient de naître ; pour faire connaissance aussi avec cette famille de bas Bretons, dans laquelle mon pauvre Yves est entré par coup de tête, sans trop savoir pourquoi.*

     Comment seront-ils, ces nouveaux parents de mon frère Yves, – et ce pays qui va devenir le sien ?

Notes

7 Un amant jaloux ne pourrait pas admettre que son bien-aimé soit tombé amoureux d'un autre de son plein gré.

XLIV [Journal I, 494-495]

Nous nous acheminons tous trois par des sentiers creux, très profonds, qui fuient devant nous sous le couvert des hêtres et qui sont tout pleins de fougères.

     C’est le soir ; le ciel est couvert, et il fait dans ces chemins une espèce de nuit qui sent le chèvrefeuille.

     Çà et là sont rangées, au bord, des chaumières grises, très antiques, tapissées de mousse.

     ... Il y en a une d’où part une chanson à dormir, chantée en cadence lente par une voix très vieille aussi :

Boudoul, boudoul, galaïchen !
Boudoul, boudoul, galaïch du !..

5   « C’est lui qu’on berce, dit Yves en souriant. Voici chez nous. »

     Elle est à moitié enfouie et toute moussue, cette chaumière des vieux Keremenen. Les chênes et les hêtres étendent au-dessus leur voûte verte ; elle semble aussi ancienne que la terre des chemins.

     Au dedans, il fait sombre ; on voit les lits en forme d’armoire alignés avec les bahuts le long du granit brut des murs.

Des lits en forme d'armoire alignés le long du granit brut des murs

Source: Genet, Christian, et Daniel Hervé. Pierre Loti l'enchanteur, 167. Gemozac: C. Genet, 1988

     Une grand-mère en large collerette blanche est là qui chante auprès du nouveau-né, qui chante un air du temps de son enfance.

     Dans un berceau d’une mode bretonne d’autrefois, qui, avant lui, avait bercé ses ancêtres, est couché le petit goéland :

Un berceau d'une mode bretonne d'autrefois

un gros bébé de trois jours, tout rond, tout noir, déjà basané comme un marin, et qui dort, les poings fermés sous son menton. Il a de tout petits cheveux qui sortent de son bonnet sur son front comme des petits poils de souris. Je l’embrasse, et de tout mon coeur, parce que c’est le bébé d’Yves.

10 « Pauvre petit goéland ! » dis-je en touchant le plus doucement possible ses petits cheveux de souris, « il n’a pas encore beaucoup de plumes.

     – C’est vrai, dit Yves en riant. Et puis, regardez », ajoute-t-il en étendant avec des précautions infinies la petite patte fermée dans sa main rude, « je ne l’ai pas très bien réussi : il n’a pas du tout la peau d’entre-doigts. »

     On nous dit que Marie Kermadec est couchée dans un de ces lits dont on a refermé sur elle la petite porte de bois à jour, parce qu’elle vient de s’endormir ; nous baissons la voix de peur de l’éveiller, et nous sortons, Yves et moi, pour aller faire dans le village plusieurs démarches que nécessite la solennité de demain.

XLV [Journal I, 495]

Nous trouvons drôle de nous voir tous deux faisant acte de citoyens comme tout le monde.* Chez M. le maire, chez M. le curé, nous nous sentons très empruntés, ayant même par instants des envies de rire.

     Petit goéland est définitivement inscrit au registre de Toulven sous les prénoms de Yves-Pierre, – celui de son père, et le mien, comme c’est l’usage dans le pays.* Quant à M. le curé, il est convenu avec lui qu’il nous attendra demain matin, à neuf heures, à l’église, et qu’il y aura un Te deum.

     « Maintenant rentrons tout droit, dit Yves ; le père doit être déjà de retour, et nous les retarderions pour souper. »

Notes

1 Plus d'un siècle avant le PACS!

2 Pour le registre, cf. chapître XLII.

XLVI [Journal I, 495-496]

La nuit de juin descendait doucement, avec beaucoup de calme et de silence, sur le pays breton. Dans le chemin creux, on commençait à ne plus y voir.

     Le vieux Corentin Keremenen était de retour, en effet, de son travail aux champs et nous attendait sur sa porte. Même il avait eu le temps de faire sa toilette : il avait mis son grand chapeau à boucle d’argent et sa veste des fêtes en drap bleu, ornée de paillettes de métal et d’une broderie dans le dos, représentant le saint sacrement.

Des paysans endimanchés de Rosporden de l'époque

     ... Il y a une agitation joyeuse dans cette chaumière, un air des grands jours. Les chandeliers de cuivre sont allumés sur la table, qui est recouverte d’une belle nappe. Les bahuts, les escabeaux, les vieilles boiseries de chêne reluisent comme des miroirs ; on sent qu’Yves a passé par là.

     Ces chandeliers n’éclairent pas loin et il y a dans cette chaumière des recoins noirs ; on voit se mouvoir de grandes choses bien blanches, qui sont les coiffes à larges ailes et les collerettes plissées des femmes ; autrement les fonds sont très obscurs ; la lumière vient mourir en tremblotant sur le granit des murailles, sur les solives irrégulières et noircies par le temps qui portent le chaume du toit. Toujours ce chaume et ce granit brut qui jettent encore dans les villages bretons une note de l’époque primitive.*

5   ... On apporte sur la table la bonne soupe qui fume et nous nous asseyons alentour, Yves à ma gauche, Anne à ma droite.

     C’est un grand repas, plusieurs poulets à diverses sauces, des crêpes de sarrasin, des omelettes au lard et au sucre ; du vin et du cidre doré qui mousse dans nos verres.

     Yves me dit à part, tout bas :

     « C’est un très bon homme, mon beau-père ; – et ma belle-mère Marianne, vous ne pouvez pas vous figurer quelle bonne femme elle est ! J’aime beaucoup mon beau-père et ma belle-mère. »

     Dans la soirée, une jeune fille apporte du village des choses empesées de frais, très encombrantes. Anne se dépêche de serrer tout cela dans un bahut pendant qu’Yves m’envoie un coup d’oeil d’intelligence, disant :

10 « Vous voyez, tous ces préparatifs en votre honneur ! »

     J’avais bien deviné ce que c’était : la coiffe de cérémonie et l’immense collerette brodée de mille plis ; qui doivent la parer pour la fête de demain matin.*

     De mon côté, j’ai différents petits paquets que je désire faire sortir inaperçus de ma malle avec l’aide d’Yves : des bonbons, des dragées, une croix d’or pour la marraine. Mais Anne aussi a vu tout cela du coin de son oeil, et se met à rire. Tant pis ! Et on ne peut pas réussir à se faire des mystères dans un logis où il n’y a qu’une seule porte et qu’un seul appartement pour tout le monde.*

     Petit Pierre, lui, toujours tout rond comme un bébé de bronze, continue de dormir dans la même pose, les poings fermés sous le menton ; jamais bébé naissant ne fut si beau ni si sage.

     … Quand je prends congé d’eux tous, Yves se lève aussi pour venir me conduire jusqu’au village, où je dois coucher à l’auberge.

15  ... Dehors, dans le sentier creux, sous les branches, il fait absolument noir ; on y est enveloppé d’une obscurité double, celle des grands arbres et celle de la nuit.

     C’est un genre de calme auquel nous ne sommes plus habitués, celui des bois. Et puis la mer n’est pas là ; ce pays de Toulven en est très éloigné. Nous écoutons ; il nous semble toujours que nous devons entendre dans le lointain son bruit familier ; mais non, c’est partout le silence. Rien que des frôlements à peine perceptibles dans l’épaisseur verte, faibles bruits d’ailes qui s’ouvrent, trémoussements légers d’oiseaux qui ont de petits rêves dans leur sommeil.

     On sent toujours les chèvrefeuilles ; mais, avec la nuit, il est venu une fraîcheur pénétrante et des odeurs de mousse, de terre, d’humidité bretonne.

     Toutes ces campagnes qui dorment, toutes ces collines boisées qui nous entourent, tous ces sommeils d’arbres, toutes ces tranquillités nous oppressent. Nous nous sentons un peu des étrangers au milieu de tout cela, et la mer nous manque, la mer, qui est en somme le grand espace ouvert, le grand champ libre sur lequel nous nous sommes accoutumés à courir.*

     Yves subit ces impressions et me les exprime d’une manière naïve, d’une manière à lui, qui n’est guère intelligible que pour moi.* Au milieu de son bonheur, une inquiétude le trouble ce soir, presque un regret d’être venu étourdiment fixer sa destinée dans cette chaumière perdue.

20  Et puis nous rencontrons un calvaire, qui tend dans l’obscurité ses deux bras gris, et nous songeons à toutes ces vieilles chapelles de granit, qui sont posées çà et là autour de nous, isolées au milieu des bois de hêtres et dans lesquelles veillent des esprits de morts.

Notes

4 Toujours dans la tradition romantique, Loti voyait les Bretons comme un peuple différent des français, plus primitif.

11 Vous voyez la collerette blanche sur la photo dans le chapitre XXXVIII.

12 Comme la chaumière d'Yvonne Moan.

18 C'est un thème que Loti reprendra plus tard dans d'autres romans, surtout Ramuntcho.

19 Phrase clé. Seul le Narrateur peut traduire les émotions primitives de ce peuple primitif pour ses lecteurs civilisés. Loti avait suggéré la même chose déjà dans Le Mariage de Loti. Cf. le chapitre CII.

XLVII [Journal I, 497-502]

Le lendemain jeudi, 16 du mois de juin 1878, par un temps radieux, le cortège de baptême s’organise dans la chaumière des vieux Keremenen.

     Anne, le dos tourné dans un coin, ajuste sa grande coiffe devant un miroir, un peu embarrassée d’être obligée de faire cela devant moi ; mais les chaumières de Bretagne ne sont pas grandes, et elles n’ont pas d’autres séparations au dedans que les petites armoires où l’on dort.

     Anne est vêtue d’un costume de drap noir dont le corsage ouvert est brodé de soies de toutes couleurs et de paillettes d’argent* ; elle porte un devantier de moire bleue, et, débordant sur ses épaules, une collerette blanche à mille plis qui se tient rigide comme une fraise du XVIe siècle.* Moi, j’ai pris un uniforme aux dorures toutes fraîches, et nous produirons certainement un bon effet tout à l’heure, nous donnant le bras, dans le sentier vert.*

     Auprès du petit enfant, il y a ce matin un nouveau personnage*, une vieille très laide et très extraordinaire, qui fait son entendue et à qui on obéit : – c’est la sage-femme, à ce qu’il paraît.

5   « Elle a l’air un peu sorcière », dit Anne, qui devine mon impression ; « mais c’est une très bonne femme.

     – Oh ! oui, une très bonne femme, appuie le vieux Corentin ; c’est un air qu’elle a comme cela, monsieur, mais elle ne manque pas de religion, et même elle a obtenu de grandes bénédictions, l’an passé, au pèlerinage de Sainte-Anne. »*

     Cassée en deux comme Carabosse*, un nez crochu en bec de chouette et des petits yeux gris bordés de rouge, qui clignotent très vite comme ceux des poules, elle va de droite et de gauche, affairée, avec sa grande collerette de cérémonie toute raide ; quand elle parle, sa voix surprend comme un son de la nuit ; on croirait entendre la hulotte des sépulcres.

     Yves et moi, nous n’aimions pas d’abord cette vieille auprès du nouveau-né ; mais nous songeons ensuite que, depuis cinquante ans, elle préside aux naissances des petits enfants du pays de Toulven, sans avoir jamais porté malheur à aucun, bien au contraire. D’ailleurs, elle observe en conscience tous les rites anciens, tels que faire boire au petit avant le baptême un certain vin dans lequel on a trempé l’anneau du mariage de sa mère, et plusieurs autres qui ne devraient jamais être négligés.*

     On y voit juste autant qu’il faut, dans cette chaumière, très enterrée et très à l’ombre. Le jour entre un peu par la porte ; au fond, il y a aussi une lucarne ménagée dans l’épaisseur du granit, mais les fougères l’ont envahie : on les voit par transparence, comme les fines découpures d’un rideau vert.*

10  ... Enfin petit Pierre a terminé sa toilette, et sans pousser un cri. Je l’aurais mieux aimé en petit Breton* ; mais non, il est tout en blanc, le fils d’Yves, avec une longue robe brodée et des noeuds de ruban, comme un petit monsieur de la ville. Il a l’air encore plus vigoureux et plus brun dans ce costume de poupée* ; les pauvres petits bébés des villes, qui vont au baptême dans des toilettes pareilles, n’ont pas, en général, un sang si vivace et si fort.*

     Par exemple, je suis forcé de reconnaître qu’il n’est pas encore bien joli ; il est probable que cela viendra plus tard ; mais, pour le moment, il a un minois bouffi de petit chat naissant.

     ... Dehors, dans le sentier plein de fougères, sous la voûte verte, s’agitent déjà quelques grandes coiffes blanches de jeunes filles et des corsages de drap à broderies, comme celui d’Anne. Elles sont sorties des chaumières voisines et attendent pour nous voir passer.

     Bras dessus bras dessous, Anne et moi, nous nous mettons en route. Petit Pierre prend les devants, sur les bras de la vieille au nez d’oiseau, qui trotte vite et menu, avec un déhanchement bizarre comme les vieilles fées.* Et le grand Yves marche derrière nous, dans ses habits de mariage, très grave, un peu étonné d’être à pareille fête, un peu intimidé aussi de défiler tout seul, mais c’est la coutume.

     Par le beau matin de juin, nous descendons gaiement le sentier breton ; au-dessus de nos têtes, le couvert des chênes et des hêtres tamise des petits ronds de lumière qui tombent par milliers à travers la verdure comme une pluie blanche. Les clématites pendent, mêlées au chèvrefeuille, et les oiseaux chantent tous la bienvenue au petit goéland, qui fait sa première apparition au soleil.

15 ... Nous voici dans Toulven, qui est presque une petite ville. Les bonnes gens sont sur leur porte, et nous défilons tout le long de la grand’rue pour aller à l’église.

     Elle est très ancienne, cette église de Toulven ; elle s’élève toute grise dans le ciel bleu, avec sa haute flèche de granit à jours, que par place les lichens ont dorée. Elle domine un grand étang immobile avec des nénuphars, et une série de collines uniformément boisées qui font par derrière un horizon sans âge.

L'église de Rosporden

     Tout autour, un antique enclos ; c’est le cimetière.* Des croix bordent la sainte allée ; elle sortent d’un tapis de fleurs, d’oeillets, de giroflées, de blanches marguerites. Et dans les recoins plus abandonnés où le temps a nivelé les bosses de gazon, il y a des fleurs encore pour les morts : les silènes et les digitales des champs de Bretagne ; la terre en est toute rose. Les tombes se pressent là, aux portes de l’église séculaire, comme un seuil mystérieux de l’éternité ; cette grande chose grise qui s’élève, cette flèche qui essaye de monter, il semble, en effet, que tout cela protège un peu contre le néant ; en se dressant vers le ciel, cela appelle et cela supplie : et c’est comme une éternelle prière immobilisée dans du granit. Et les pauvres tombes enfouies sous l’herbe attendent là, plus confiantes, à ce seuil d’église, le son de la dernière trompette et des grandes voix de l’Apocalypse.

     Là aussi, sans doute, quand, moi, je serai mort ou cassé par la vieillesse, là on couchera mon frère Yves ; il rendra à la terre bretonne sa tête incrédule, et son corps qu’il lui avait pris.* Plus tard encore y viendra dormir le petit Pierre, – si la grande mer ne nous l’a pas gardé, – et, sur leurs tombes, les fleurs roses des champs de Bretagne, les digitales sauvages, l’herbe haute de juin, pousseront comme aujourd’hui, au beau soleil des étés.

     ... Sous le porche de l’église, il y avait tous les enfants du village qui semblaient très recueillis. M. le curé était là aussi qui nous attendait dans ses habits de cérémonie.

20 C’était un porche d’une architecture très primitive, et dont bien des générations bretonnes avaient usé les pierres ; il y avait des saints difformes, taillés dans le granit, qui étaient alignés comme des gnomes.

Le porche de l'église de Rosporden

     La cérémonie fut longue à cette porte. La vieille à tête de chouette avait posé le petit Pierre dans nos mains, et nous le tenions à deux avec la marraine, comme le veut l’usage, elle du côté des pieds et moi du côté de la tête. Yves, adossé aux piliers de granit, nous regardait faire d’un air très rêveur, et Anne était bien jolie, sous ce porche gris, avec son beau costume et sa grande fraise, tout en lumière, dans un rayon de soleil.

     Petit Pierre marqua une légère grimace et passa sur sa lèvre le bout de sa toute petite langue, d’un air mécontent, quand on lui fit goûter le sel, emblème des amertumes de la vie.

     M. le curé récita de longs oremus en latin, après quoi, il dit dans la même langue au petit goéland : Ingredere, Petre, in domum Domini. Et alors nous entrâmes dans l’église.

     Des saintes qui étaient là, dans des niches, en costume du XVIe siècle, regardaient petit Pierre faire son entrée, de ce même air placide et mystique avec lequel elles ont vu naître et mourir dix générations d’hommes.

Ste Marguerite, avec un air placide et mystique

25 Sur les fonts baptismaux ce fut encore fort long, et puis il nous fallut faire station, Anne et moi, devant la grille du choeur, agenouillés comme deux nouveaux époux.

Les fonts baptismaux et la grille que Loti connaissait n'existent plus. Mais voici l'intérieur de l'église de Rosporden, une fort belle église même aujourd'hui

     Enfin, je dus prendre à moi tout seul le fils d’Yves, que je tremblais de briser dans mes mains inhabiles, monter les marches de l’autel avec ce précieux petit fardeau, et lui faire embrasser la nappe blanche sur laquelle pose le saint sacrement. Je me sentais très gauche en uniforme, j’avais l’air de porter un poids des plus lourds. Je ne m’imaginais pas que ce fût une chose si difficile de tenir un nouveau-né ; encore il était endormi : s’il eût été en mouvement, jamais je n’aurais pu réussir.

     ... Tous les enfants du village nous guettaient au départ, de petits gars bretons avec des mines effarouchées, des joues bien rondes et de longs cheveux.

     Les cloches sonnaient joyeusement en haut de l’antique flèche grise et le Te Deum venait d’éclater derrière nous, entonné à pleine voix par des petits enfants de choeur en robe rouge et surplis blanc.

     On nous laissa passer, encore tranquilles et recueillis, dans l’allée fleurie que bordaient les tombes ; – mais après, quand nous fûmes dehors !...

30 Petit Pierre, cause de tout ce tapage, était parti devant, emporté de plus en plus vite par la vieille au nez crochu, et dormant toujours de son sommeil innocent. Anne et moi, nous étions assaillis ; petits garçons et petites filles nous entouraient avec des cris et des gambades ; il y en avait de ces petites qui avaient bien cinq ans, et qui portaient déjà de grandes collerettes et de grandes coiffes pareilles à celles de leurs mères ; et elles sautaient autour de nous, comme des petites poupées très comiques.

     C’était singulier, la joie de ce petit monde breton, rose avec de longs cheveux de soie jaune ; à peine éclos à la vie, et déjà dans des costumes et des modes du vieux temps ; – exubérants d’une joie inconsciente, – comme autrefois leurs ancêtres, et ils sont morts ! Joie de la vie toute neuve, joie comme en ont les petits chats, les cabris, et, après dix ans, ils meurent ; les petits chiens, les petits moutons ont de ces joies et font des sauts d’enfant, – et cela passe et on les tue !

     Nous leur jetions des poignées de dragées, et toute notre route était semée de bonbons. On se souviendra longtemps dans Toulven de ce baptême du petit goéland.

     ... Après, nous retrouvâmes le calme du sentier breton, la longue allée verte, et, au bout, le hameau sauvage.

     Il était maintenant près de midi ; les papillons et les mouches volaient par bandes le long du chemin. Il faisait très chaud pour un temps de Bretagne.

35 En plein jour, c’était un vrai jardin que ce toit de chaume des vieux Keremenen ; une quantité de petites fleurs, blanches, jaunes, roses, s’y étaient installées en compagnie d’une grande variété de fougères, et le soleil s’éparpillait dessus, toujours tamisé par les chênes.

     Au dedans, il faisait encore frais, dans le demi-jour un peu vert, sous la voûte basse et noire des vieilles solives.

     Le dîner était prêt sur la table, et la femme d’Yves, qui s’était levée pour la première fois, nous attendait, assise à sa place, dans ses beaux habits de fête. En quelques jours, sa jeunesse s’était envolée, elle était pâle et maigrie. Yves la regarda avec un air de surprise déçue qu’elle put voir ; puis, comprenant que c’était mal, il alla l’embrasser avec affection, un peu en grand seigneur. Et, moi, j’augurai de tristes choses de cette entrevue de désenchantement.*

     Toutefois ce dîner du baptême fut gai. Il se composait d’un grand nombre de plats bretons et dura fort longtemps.

     Au dessert, on entendit dehors marmotter très vite, à deux voix, en langue de basse Bretagne, des espèces de litanies. C’étaient deux vieilles, deux pauvresses, qui se donnaient le bras, appuyées sur des bâtons, comme font les fées quand elles prennent forme caduque pour n’être pas reconnues.*

40 Elles demandèrent à entrer, étant venues pour dire la bonne aventure au petit Pierre. Sur son berceau de chêne où on le balançait doucement, elles firent des prédictions très heureuses, et puis se retirèrent en bénissant tout le monde.*

     Alors on leur remit de grosses aumônes, et Anne leur fit des tartines beurrées.

Notes

3 Toujours des costumes.

3 Toujours l'idée, reprise plus tard par Proust, que le Moyen Âge vit toujours dans ces paysans.  

3 Le Narrateur "prend un uniforme" pour "produire un effet". C'est toujours une question de théâtre, de décor.

4 Toujours le vocabulaire du théâtre.

6 Pensez au Crucifié de Keraliès de Charles Le Goffic.

7 Fée dans la légende de la Belle au bois dormant.

8 La Bretagne comme dépot de traditions en continuité avec l'antiquité, par contraste avec la "modernité à tout prix" de la France moderne.

9 Toujours du théâtre.

10 Le Narrateur ici est, comme toujours, non seulement un des acteurs mais aussi le metteur en scène - comme Shakespeare!

10 Encore une costume.

10 Très romantique. La vie à la campagne est plus saine que la vie corrumptrice de la grande ville industrielle. Pensez à Blake, etc.

13 Toujours la superstition bretonne.

17 Le cimetière que Loti connaissait n'existe plus.

18 Pierre Le Cor, mort en 1927, est enterré dans le nouveau cimetière de Rosporden. Sa pierre tombale l'appelle le "héros" de Mon Frère Yves. A vous de décider.

37 La pensée d'un rival jaloux, certainement, mais aussi d'un narrateur qui raconte la vérité, et non pas une histoire qu'il a déjà fabriquée.

39 Les fées peuvent prendre n'importe quelle forme. Donc, dans ce roman la vie est présentée comme une sorte de féerie.

40 C'est toujours le Loti anthopologue en train de noter les "curiosités" d'un peuple "différent". Pensez toujours à la Belle au bois dormant.

XLVIII [Journal I, 502-503]

Dans l’après-midi, il y eut une belle scène* : mon pauvre Yves était gris et voulait aller à Bannalec prendre le chemin de fer pour s’en retourner à bord.

     Nous étions fort loin à nous promener dans un bois, Anne, lui et moi, quand tout à coup cela le prit à propos d’un rien. Il nous avait quittés, nous tournant le dos, disant qu’il ne reviendrait plus, et nous l’avions suivi par inquiétude de ce qu’il allait faire.

     Quand nous arrivâmes après lui à la chaumière des vieux Keremenen, nous le vîmes qui avait jeté à terre sa belle chemise blanche et ses beaux habits de mariage ; le torse nu, comme se mettent les matelots à bord pour la tenue du matin, il cherchait partout son tricot de marin qu’on lui avait caché.

     « Seigneur Jésus, mon Dieu ! ayez pitié de nous », disait Marie, se femme, en joignant ses pauvres mains pâles de convalescente. « Comment cela s’est-il fait, seigneur ? Car enfin il n’a pas bu ! Ô monsieur, empêchez-le », suppliait-elle en s’adressant à moi. « Et qu’est-ce qu’on va dire dans Toulven quand il passera, de voir que mon mari a voulu me quitter ! »

5   En effet, Yves avait très peu bu ; le contentement, sans doute, lui avait tourné la tête à ce dîner, et, de plus, nous lui avions fait faire une course au grand soleil ; il n’y avait pas tout à fait de sa faute.

     Quelquefois, – rarement il est vrai, – avec beaucoup de douceur, on pouvait l’arrêter encore ; je savais cela, mais je ne me sentais pas capable aujourd’hui d’employer ce moyen. Non, c’était trop, à la fin ! Même ici, dans cette paix et ce bon jour de fête, apporter encore ces scènes-là !*

     Je dis simplement :

     « Yves ne sortira pas ! »

     Et, pour lui couper la route, je me mis en travers de la porte, arc-bouté aux vieux montants de chêne, qui étaient massifs et solides.

10 Lui n’osait rien me répondre à moi-même, ni lever sur moi ses yeux sombres et troubles. Il allait et venait, cherchant toujours ses habits de bord, tournant comme une bête fauve que l’on tient captive. Il avait dit à voix basse que rien ne l’empêcherait de sortir dès qu’il aurait trouvé son bonnet pour se coiffer. Mais c’est égal, l’idée qu’il faudrait me toucher pour essayer de sortir le retenait encore.

     Moi aussi, j’étais dans un mauvais jour et je ne sentais plus rien de cette affection qui avait duré tant d’années, pardonné tant de choses. Je voyais devant moi le forban ivre, ingrat, révolté, et c’était tout.

     Au fond de chaque homme, il y a toujours un sauvage caché qui veille,* – chez nous surtout qui avons roulé la mer. – C’étaient nos deux sauvages qui étaient en présence et qui se regardaient, ils venaient de se heurter l’un à l’autre, comme dans nos plus mauvais jours passés.

     Et dehors, autour de nous, c’était toujours le calme de la campagne, l’ombre des chênes, la tranquille nuit verte.

     Le pauvre vieux Keremenen, lui, ne pouvait rien, et cela risquait de devenir tout à fait odieux et pitoyable, quand on entendit Marie qui pleurait ; c’étaient ses premières larmes de femme, des larmes pressées, amères, présage sans doute de beaucoup d’autres* ; des sanglots qui étaient lugubres, au milieu de ce silence lourd que nous gardions tous.

15 Alors Yves fut vaincu et s’approcha lentement pour l’embrasser :

     « Allons, j’ai tort, dit-il, et je demande pardon. »

     Et puis il vint à moi et se servit d’un nom qu’il avait quelquefois écrit, mais qu’il n’avait jamais osé prononcer* :

     « Il faut encore me pardonner, frère !... »

     Et il m’embrassa aussi.

20  Après, il demanda pardon aux deux vieux Keremenen, qui lui donnèrent de bons baisers de père et de mère ; et pardon à son fils, le petit goéland, en appuyant sa bouche sur ses petites mains fermées qui débordaient du berceau.

     Il était tout à fait dégrisé et c’était fini ; le vrai Yves, mon frère, était revenu ;* il y avait comme toujours dans son repentir quelque chose de simple et d’enfantin qui faisait qu’on lui pardonnait sans arrière-pensée et qu’on oubliait tout.

     Maintenant il ramassait ses effets par terre, les époussetait et se rhabillait sans rien dire, triste, épuisé, essuyant son front, où une mauvaise sueur froide était venue perler.

     ... Une heure après, je regardais Yves, qui était posé, avec sa tournure d’athlète, auprès du berceau de son fils ; il venait de l’endormir, en le berçant lui-même, et, peu à peu, progressivement, avec beaucoup de précautions, il arrêtait les balancements de la petite corbeille de chêne, pour la laisser immobile, voyant que le sommeil était bien venu. Ensuite il se pencha davantage pour le regarder de tout près, l’examinant avec beaucoup de curiosité, comme ne l’ayant encore jamais vu, touchant les petits poings fermés, les petits cheveux de souris qui sortaient toujours du petit bonnet blanc.

     À mesure qu’il le contemplait, sa figure prenait une expression d’une tendresse infinie ; alors l’espoir me vint que ce serait peut-être un jour sa sauvegarde et son salut, ce petit enfant...*

Notes

1 Toujours une pièce de théâtre.

6 Scènes. Toujours le langage du théâtre.

12 Freud, plusieurs années plus tard, l'appelera le libido.

14 Encore "sans doute".

17 Comme nous avons déjà vu, il y a des choses que Yves peut écrire mais pas dire. Cf. Chapitre X.

21 Pour Loti, la partie cachée de l'homme n'est pas toujours le vrai homme, encore.

24 Le Narrateur ne peut pas voir ce qu'il n'est pas en train d'inventer.

XLIX [Journal I, 504]

Le soir, après souper, nous fîmes une promenade beaucoup plus calme que celle du jour, Anne, Yves et moi.

     Et, à neuf heures, nous étions assis au bord d’un grand chemin qui traversait les bois.

     Ce n’était pas encore la nuit, tant sont longues en Bretagne les soirées du beau mois de juin ; mais nous commencions tout de même à causer des fantômes et des morts.

     Anne disait :

5   « L’hiver, quand les loups viennent, nous les entendons de chez nous ; mais quelquefois les revenants aussi, monsieur, se mettent à crier comme eux. »*

     Ce soir-là, on entendait seulement passer les hannetons et les cerfs-volants qui traversaient l’air tiède en décrivant des courbes, avec de petits bourdonnements d’été. Et puis, dans le lointain du bois : hou !... Hou !... Un appel triste, chanté tout doucement d’une voix de hibou.

     Et Yves disait :

     « Écoutez, frère, les perruches de France qui chantent » (c’était un souvenir de sa perruche de la Sibylle*).

     Les graminées légères, avec leurs fleurs de poussière grise, étendaient sur la terre une couche très haute, à peine palpable, où on enfonçait ; et les dernières phalènes, qui avaient fini de courir, plongeaient les unes après les autres dans ces épaisseurs d’herbes, pour prendre leur poste de sommeil le long des tiges.

10  Et l’obscurité venait, lente et calme, avec un air de mystère.

     ... Passa un jeune gars breton qui portait un bissac sur l’épaule, et s’en revenait gris du pardon de Lannildu, la plume de paon au chapeau. (Je ne sais pas bien ce que vient faire ceci dans l’histoire d’Yves : je raconte au hasard des choses qui sont restées dans ma mémoire).* Il s’arrêta pour nous faire un discours. Après quoi, en manière de péroraison, et montrant son bissac :

     « Tenez, dit-il, j’ai deux chats là-dedans. » (Cela n’avait aucun rapport avec ce qu’il venait de nous dire).

     Il posa son fardeau par terre et jeta son grand chapeau dessus. Alors ce bissac se mit à jurer, avec de grosses voix de matous en colère, et à circuler par soubresauts sur le chemin.

     Quand nous fûmes bien convaincus que c’étaient des chats, il remit le tout sur son épaule, salua, et continua sa route.

Notes

5 Toujours la superstition bretonne.

8 Cf. Chapitre XIV.

11 Phrase clé. Ce n'est pas un roman créé dans l'imagination d'un écrivain, c'est de la réalité mise sur papier - selon le Narrateur ;) Et c'est plus réel parce qu'il n'est pas arrangé, organisé par un souci "d'art".

L [Journal I, 505-507]

17 juin 1878.

     De bonne heure, nous sommes debout pour aller dans les bois ramasser des luzes (petits fruits d’un noir bleu que l’on trouve dans les plus épais fourrés, sur des plantes qui ressemblent au gui de chêne).

     Anne ne portait plus son beau costume de fête : elle avait mis une grande collerette unie et une coiffe plus simple. Sa robe bretonne en drap bleu était ornée de broderies jaunes : sur chaque côté de son corsage, c’étaient des dessins imitant de ces rangées d’yeux comme en ont les papillons sur leurs ailes.*

     Le long des sentiers creux, dans la nuit verte, nous rencontrions des femmes qui allaient à Toulven entendre la première messe du matin. Du fond de ces longs couloirs de verdure, on les voyait venir avec leurs collerettes, avec leurs hautes coiffes blanches, dont les pans retombaient symétriques sur leurs oreilles, comme des bonnets d’Égyptiens.* Leur taille était très serrée dans des doubles corsages de drap bleu qui ressemblaient à des corselets d’insectes et sur lesquels étaient brodées toujours les mêmes bigarrures, les mêmes rangées d’yeux de papillon. Au passage, elles nous disaient bonjour en langue bretonne, et leur figure tranquille avait des expressions primitives.

5  Et puis, sur les portes des chaumières antiques en granit gris qui étaient enfouies dans les arbres, nous trouvions des vieilles assises et gardant des petits enfants ; des vieilles aux longs cheveux blancs dépeignés, aux haillons de drap bleu coupés à la mode d’autrefois, avec des restes de broderies bretonnes et de rangées d’yeux : la misère et la sauvagerie du vieux temps.*

     Des fougères, des fougères, tout le long de ces chemins, – les espèces les plus découpées, les plus fines, les plus rares, agrandies là dans l’ombre humide, formant des gerbes et des tapis ; – et puis des digitales pourprées s’élançant comme des fusées roses, et, plus roses encore que les digitales, les silènes de Bretagne, semant sur toute cette verdure fraîche leurs petites étoiles d’une couleur de carmin.*

     ... À nous peut-être la verdure semble plus verte, les bois plus silencieux, les senteurs plus pénétrants, à nous qui habitons les maisons de planches au milieu du bruit de la mer.*

     « Moi, je trouve qu’on est très bien ici, disait Yves. Un peu plus tard, quand le petit Pierre sera seulement assez grand pour que je l’emmène par la main, nous nous en irons tous deux ramasser toute sorte de choses dans les bois, – et puis chasser. C’est cela, j’achèterai un fusil, dès que je serai un peu riche, pour tuer les loups. Il me semble à moi que je ne m’ennuierai jamais dans ce pays... »

     Je savais bien, hélas ! qu’il s’y ennuierait à la longue* ; mais c’était inutile de le lui dire et il fallait bien lui laisser sa joie, comme aux enfants.

10  D’ailleurs, lui aussi allait partir ; deux jours après moi, il devait rejoindre Brest, pour s’embarquer de nouveau. Ce n’était qu’un tout petit repos dans notre vie, ce séjour en Toulven, qu’un petit entr’acte* de Bretagne après lequel notre métier de mer nous attendait.

     ... Nous fûmes bientôt au milieu des bois ; plus de sentiers ni de chaumières ; rien que des collines se succédant au loin, couvertes de hêtres, de broussailles, de chênes et de bruyères. Et des fleurs, une profusion de fleurs ; tout ce pays était fleuri comme un éden* : des chèvrefeuilles, de grands asphodèles en quenouilles blanches et des digitales en quenouilles roses.

     Dans le lointain, le chant des coucous dans les arbres, et, autour de nous, des bruits d’abeilles.

     Les luzes croissaient çà et là, sur le sol pierreux, mêlées aux bruyères fleuries. Anne trouvait toujours les plus belles, et m’en donnait à pleine main. Et le grand Yves nous regardait faire avec un sourire très grave, ayant conscience de jouer, pour la première fois, une espèce de rôle de mentor et s’en trouvant très surpris.*

     Le lieu était sauvage. Ces collines boisées, ces tapis de lichen, cela ressemblait à des paysages des temps passés, tout en ne portant la marque d’aucune époque précise. Mais le costume d’Anne était du plein Moyen Age et alors on avait l’impression de cette période-là.

15  Non pas le Moyen Âge sombre et crépusculaire compris par Gustave Doré, mais le Moyen Âge au soleil et plein de fleurs, de ces mêmes éternelles fleurs des champs de la Gaule qui s’épanouissaient aussi pour nos ancêtres.*

     ... Onze heures quand nous revînmes à la chaumière des vieux Keremenen pour dîner ; il faisait très chaud cet été-là, en Bretagne ; toutes ces fougères, toutes ces fleurettes roses des chemins se courbaient sous ce soleil inusité, qui les fatiguait même à travers les branchages verts.

     ... Une heure. – Pour moi, temps de partir. – J’allai embrasser d’abord petit Pierre, qui dormait toujours dans sa corbeille de chêne antique, comme si ces quatre jours ne lui avaient pas suffi pour se remettre de toute la fatigue qu’il avait prise pour venir au monde.

     Je fis mes adieux à tous. Yves, pensif, debout contre la porte, m’attendait pour m’accompagner jusqu’à Toulven, où la diligence devait me prendre et me mener à la station de Bannalec. Anne et le vieux Corentin voulurent aussi me reconduire.

     ... Et, quand je vis s’éloigner Toulven, le clocher gris et l’étang triste, mon coeur se serra. Dans combien d’années reviendrais-je en Bretagne ? Encore une fois nous étions séparés, mon frère et moi, et tous deux nous en allions à l’inconnu. Je m’inquiétais de son avenir, sur lequel je voyais peser des nuages très sombres... Et puis je songeais aussi à ces Keremenen, dont l’accueil m’avait touché ; je me demandais si mon pauvre cher Yves, avec ses défauts terribles et son caractère indomptable, n’allait pas leur apporter le malheur, sous leur toit de chaume couvert de petites fleurs roses.

Notes

3 L'art "primitif" des Bretons - des dessins - imite la Nature.

4 Plus primitif que le Moyen Âge.

5 Loti ne romanticise pas ce vieux temps perdu.

6 Couleurs claires sur fond plus foncé.

7 Relativité des perceptions.

9 Et comment le Narrateur le sait-il? Ou est-ce qu'il confond ses désirs et sa perception de l'avenir?

10 Vocabulaire de théâtre.

11 Le plus primitif des primitifs.

13 Vocabulaire de théâtre.

15 En reprenant Doré, le Narrateur s'attaque aux artistes "civilisés", modernes, détachés de la Nature et du passé.