I:XXVI

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     Le mois de mai était arrivé.

     Les spahis pliaient gaîment bagage. Ils ramassaient avec ardeur leurs tentes et leurs fourniments. Ils allaient rentrer à Saint-Louis, reprendre possession de leur grande caserne blanche, réparée et repeinte à la chaux vive, et retrouver tous leurs plaisirs : les mulâtresses et l´absinthe.

     Le mois de mai ! dans notre pays de France, le beau mois de la verdure et des fleurs ! Mais, dans les campagnes mornes de Dialamban, rien n'avait verdi. Arbres ou herbages, tout ce qui n´avait pas pied dans l´eau jaune des marais restait flétri, desséché et sans vie. Depuis six mois, pas une goutte de pluie n´était tombée du ciel, et la terre avait affreusement soif.

     Pourtant la température s´élevait, les grandes brises régulières du soir avaient cessé, et la saison d´hivernage allait commencer, la saison des chaleurs lourdes et des pluies torrentielles, la saison que, chaque année, les Européens du Sénégal voient revenir avec frayeur, parce qu´elle leur apporte la fièvre, l´anémie, et souvent la mort.

     Cependant il faut avoir habité le pays de la soif pour comprendre les délices de cette première pluie, le bonheur qu´on éprouve à se faire mouiller par les larges gouttes de cette première ondée d´orage.

     Oh ! la première tornade !... Dans un ciel immobile, plombé, une sorte de dôme sombre, un étrange signe du ciel monte de l´horizon.

     Cela monte, monte toujours, affectant des formes inusitées, effrayantes. On dirait d´abord l´éruption d´un volcan gigantesque, l´explosion de tout un monde. De grands arcs se dessinent dans le ciel, montent toujours, se superposent avec des contours nets, des masses opaques et lourdes ; on dirait des voûtes de pierre près de s´effondrer sur le monde et tout cela s´éclaire par en dessous de lueurs métalliques, blêmes, verdâtres ou cuivrées, et monte toujours.

     Les artistes qui ont peint le déluge, les cataclysmes du monde primitif, n'ont pas imaginé d'aspects aussi fantastiques, de ciels aussi terrifiants.

     Et toujours, pas un souffle dans l'air, pas un frémissement dans la nature accablée.

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     Puis tout à coup une grande rafale terrible, un coup de fouet formidable couche les arbres, les herbes, les oiseaux, fait tourbillonner les vautours affolés, renverse tout sur son passage. C'est la tornade qui se déchaîne, tout tremble et s'ébranle ; la nature se tord sous la puissance effroyable du météore qui passe.

     Pendant vingt minutes environ, toutes les cataractes du ciel sont ouvertes sur la terre ; une pluie diluvienne rafraîchit le sol altéré d'Afrique, et le vent souffle avec furie, jonchant la terre de feuilles, de branches et de débris.

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     Et puis, brusquement tout s'apaise. C'est fini. Les dernières rafales chassent les derniers nuages aux teintes de cuivre, balayent les derniers lambeaux déchiquetés du cataclysme, le météore est passé et le ciel redevient pur, immobile et bleu.

     La première tornade surprit les spahis en route, et ce fut une débandade bruyante et joyeuse.

     Le village de Touroukambé était là sur le chemin ; on y courut en désordre.

     Les femmes qui pilaient le mil, les enfants qui jouaient dans la brousse, les poules qui picoraient, les chiens qui dormaient au soleil, tous, rentrés précipitamment, entassés sous les minces toits pointus,

     Et les cases, déjà trop étroites, envahies par les spahis, qui marchent dans les calebasses, qui chavirent les kousskouss ; les uns embrassant les petites filles ; les autres mettant, comme de grands enfants, le nez dehors pour le plaisir de se faire mouiller, de sentir l´eau du ciel ruisseler sur leur tête chaude et écervelée ; et les chevaux, amarrés à la diable, hennissant, piaffant et ruant de peur ; et les chiens jappant, et les chèvres, les moutons, tous les bestiaux du village se serrant aux portes, bêlant, sautant, poussant de la tête et des cornes, pour entrer, eux aussi, et réclamer leur part de protection et d´abri.

     Un discordant tapage, des cris, des éclats de rire de négresses, le bruit sifflant du vent de la tempête, et le tonnerre couvrant le tout de son artillerie formidable. Une grande confusion sous un ciel noir ; l´obscurité en plein jour, déchirée par de rapides et fulgurantes lueurs vertes ; et la pluie à torrents, le déluge dégringolant à plaisir, entrant par toutes les fentes du chaume desséché, jetant par-ci par-là une grande douche inattendue sur le dos d´un chat perché, d´une poule effarée, ou sur la tête d´un spahi.

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     Quand la tornade fut passée et l´ordre rétabli, on se remit en route, par les sentiers détrempés.

     Dans le clair ciel bleu s´enfuyaient encore de derniers petits nuages bizarres, qui semblaient des choses compactes, des lambeaux déchirés, tordus et papillotés de draperies brunes. De puissantes senteurs inconnues sortaient de la terre altérée au contact de ces premières gouttes d´eau. La nature allait commencer ses enfantements.