II:XXX
C'était en plein midi, cette fois, dans une pirogue mandingue, à l´abri d´une tente mouillée.
On longeait les verdures épaisses de la rive, on passait sous les branches et sous les racines pendantes des arbres, pour profiter d´un peu d´ombre chaude et dangereuse qui tombait là sur l´eau.
Cette eau semblait stagnante et immobile, elle était lourde comme de l´huile, avec de petites vapeurs de fièvre qu´on voyait planer çà et là sur sa surface polie.
Le soleil était au zénith ; il éclairait droit d'aplomb, au milieu d´un ciel d´un gris violacé, d'un gris d'étain, qui était tout terni par des miasmes de marais.
C'était quelque chose de si terrible, la chaleur qu'il faisait, que les rameurs noirs étaient obligés de se reposer malgré tout leur courage. L'eau tiède n'apaisait plus leur soif ; ils étaient épuisés et comme fondus en sueur.
Et alors, quand ils s'arrêtaient, la pirogue, entraînée tout doucement par un courant presque insensible, continuait son chemin à la dérive. Et les spahis pouvaient voir de tout près ce monde à part, le monde de dessous les palétuviers, qui peuple les marais de toute l'Afrique équatoriale.
À l'ombre, dans les fouillis obscurs des grandes racines, ce monde dormait.
Là, à deux pas d'eux qui passaient sans bruit, qui glissaient lentement sans éveiller même les oiseaux, à les toucher, il y avait des caïmans glauques, allongés mollement sur la vase, bâillant, la gueule béante et visqueuse, l'air souriant et idiot ; il y avait de légères aigrettes blanches qui dormaient aussi, roulées en boule neigeuse au bout d'une de leurs longues pattes, et posées, pour ne pas se salir, sur le dos même des caïmans pâmés ; il y avait des martins-pêcheurs de tous les verts et de tous les bleus, qui faisaient la sieste au ras de l'eau dans les branches, en compagnie des lézards paresseux ; et de grands papillons surprenants, éclos dans des températures de chaudière, qui s´ouvraient et se fermaient lentement, posés n´importe où, ayant l´air de feuilles mortes quand ils étaient fermés, et tout brillants comme des écrins mystérieux quand ils étaient ouverts, tout étincelants de bleus nacrés et d´éclats de métal.
Il y avait surtout des racines de palétuviers, des racines et des racines, pendant partout comme des gerbes de filaments ; il y en avait de toutes les longueurs, de tous les calibres, s´enchevêtrant et descendant de partout, on eût dit des milliers de nerfs, de trompes, de bras gris, voulant tout enlacer et tout envahir : d´immenses étendues de pays étaient couverts de ces enchevêtrements de racines. Et sur toutes les vases, sur toutes les racines, sur tous les caïmans, il y avait des familles pressées de gros crabes gris qui agitaient perpétuellement leur unique pince d´un blanc d´ivoire, comme cherchant à saisir en rêve des proies imaginaires. Et le mouvement de somnambule de tous ces crabes était, sous l´épaisse verdure, le seul grouillement perceptible de toute cette création au repos.
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Quand les rameurs noirs avaient retrouvé leur haleine, ils reprenaient en sourdine leur chanson sauvage et ramaient avec fureur. Alors la pirogue des spahis fendait l´eau molle du Diakhallémé et descendait le cours sinueux du fleuve, en filant très vite au milieu des forêts.
À mesure qu´on se rapprochait de la mer, les collines et les grands arbres de l´intérieur disparaissaient. C´était de nouveau l´immense pays plat, sur lequel un tissu inextricable de palétuviers était jeté comme un uniforme manteau vert.
L´accablement de midi était passé, et quelques oiseaux volaient.
Pourtant c´était silencieux toujours, ce pays ; à perte de vue, même uniformité, mêmes arbres, même calme. Plus qu´une monotone bordure de palétuviers, rappelant dans les lointains les formes connues des peupliers de nos rivières de France.
À droite et à gauche s´ouvraient, de distance en distance, d´autres cours d´eau aussi silencieux, qui s´en allaient se perdre au loin, bordés par les mêmes rideaux de la même verdure. Il fallait l´expérience consommée de Samba-Boubou, pour se reconnaître dans le dédale de ces rivières.
On n´entendait aucun bruit ni aucun mouvement, excepté, de loin en loin, le plongeon énorme d´un hippopotame que dérangeait le bruit cadencé des rameurs, et qui s´en allait, en laissant sur le miroir des eaux ternes et chaudes de grands remous concentriques.
Aussi fermait-elle bien les yeux, Fatou, couchée tout au fond de la pirogue pour plus de sûreté, avec un double abri de feuilles et de toiles mouillées sur la tête.
C´est qu´elle avait pris à l´avance ses informations, et savait quels hôtes on peut s´attendre à apercevoir sur ces bords.
Quand elle arriva à Poupoubal, elle avait accompli le voyage entier sans avoir osé rien regarder le long de la route. Jean, pour la décider à bouger dut lui affirmer que très positivement on était arrivé ; que d´ailleurs il faisait nuit noire, et que le danger par conséquent n´existait plus.
Elle était tout engourdie au fond de sa pirogue, et répondait d´une voix dolente d´enfant câlin. Elle voulait que Jean la prît dans ses bras, et la mît lui-même à bord du navire de Gorée, ce qui fut fait. Ces manières réussissaient assez bien auprès du pauvre spahi, qui se laissait aller par instants à gâter Fatou, par besoin de chérir quelqu´un par besoin de tendresse, et faute de mieux.